Le Pont du Rialto

Le masque avait battu des mains, comme un enfant qui s'amuse, après la révélation de Graziella.

« Bravo ! bravo ! Un petit secret, qui n'est pas très secret, quoiqu'un petit peu secret. »

Mais il s'arrêta net, lorsqu'il entendit les paroles murmurées de Lea. Les fentes noires qui marquaient les yeux du masque furent brusquement tournées vers la jeune servante.

« Mais non, mais non ! Vous ne partirez pas, pas comme ça. Un secret, vous aussi, vous me devez. Allez, Allez, et c'est mieux, si elle, n'entend pas. »

En disant « elle », le masque avait élégamment désigné la courtisane.

« Un secret, su par deux, n'est plus beaucoup un secret. Il faut les protéger.
Allez, un secret, un petit secret, murmuré, et vous passez ! »

Ce que Graziella avait révélé avait l'air de satisfaire le masque qui se mit à applaudir. En revanche, la petite phrase de Lea attira l'attention de Velventine qui réclama alors auprès d'elle aussi un secret. La courtisane commençait à trouver ce petit jeu lassant. Il faisait froid et la cloche du couvre-feu venait de retentir dans la nuit.

Pourtant, la courtisane recula et s'approcha de Lea pour la prendre doucement par les épaules mais fermement.

"Allons Lea, dis lui un secret."

Elle lui frotta légèrement les épaules pour la réchauffer tandis que ses lèvres se perdirent un instant dans les cheveux de sa servante pour lui murmurer deux mots, ce que le masque ne put voir, vu qu'elle était positionnée derrière Lea. Puis elle la poussa doucement vers Velventine avant de reculer à son tour pour qu'elle puisse dire son secret sans qu'elle n'entende.

Un secret ? Quel secret pouvait-elle donner au masque ? Lea n'en avait pas la moindre idée. La jeune servante en connaissait beaucoup, mais ils concernaient surtout des gens de son envergure, c'est-à-dire des petites gens, des serviteurs, des valets : le marmiton amoureux de la servante, ce genre de confidences qui ne pesaient rien face aux vrais secrets. La jeune fille se trouva bien embêtée car elle ne savait quoi dire.

Elle sentit la lassitude de Graziella, et comprit que ce petit jeu, certes distrayant au départ, devenait irritant. Elle ouvrit la bouche, certainement pour inventer quelque chose, quel qu'il soit, afin que Velventine soit satisfait et les laisse passer, lorsque sa maîtresse lui chuchota quelque chose à l'oreille, sans être entendue par le singulier personnage qui se trouvait toujours en face d'elles.

Sans se troubler, Lea s'approcha du masque et se pencha vers lui :

"J'espère que mon secret vous conviendra, Monseigneur. Il concerne ma maîtresse, Graziella Rivieri ; je suis bien aise qu'elle ne puisse pas l'entendre, car je ne suis pas sûre qu'elle aurait été d'accord."

Lea marqua une pause puis reprit :

"Voyez-vous le bracelet qu'elle porte, au poignet ? C'est un cadeau de grande valeur, en effet c'est le prince Elio Lacryma Adorasti lui-même qui le lui a offert. N'est-il pas magnifique ?"

La jeune fille recula, en espérant que cela lui suffirait. Elle souhaitait plus que tout rentrer. La nuit était tombée et le froid devenait très mordant. Frottant ses mains l'une contre l'autre afin de les réchauffer quelque peu, la servante se tourna vers Graziella et lui fit un signe imperceptible qui signifiait qu'elle avait dévoilé le secret. Puis, vaguement inquiète, elle lui demanda, car elle voyait que sa maîtresse avait froid :

"Tout va bien, Madame ?"

Le masque répéta exactement les mêmes gestes que la première fois, au battement de plume près, et répéta les mêmes paroles, sur le même ton.

« Bravo ! bravo ! Un petit secret, qui n'est pas très secret, quoiqu'un petit peu secret. »

Il sauta de son perchoir, et se plia en deux en une pirouette qui servait de révérence et d'un grand geste indiqua l'autre moitié du pont.

« Passez, passez, à secret murmuré, passage accordé ! Rentrez, rentrez chez vous, et dormez, sans vous inquiéter.
Et si quelqu'un, a murmuré sur vous, et bien... vous le saurez, demain ! »

Il éclata subitement de rire, un rire d'enfant, et disparut en dansant dans l'obscurité du pont.

La courtisane plongea au chaud ses mains dans son manchon tout en surveillant le masque qui écoutait avec avidité le secret qu'était en train de lui révéler sa servante. Graziella n'entendait pas ce que Lea lui disait mais elle lui faisait entièrement confiance. Elle en eut la confirmation par le petit signe discret qu'elle lui donna quand elle se retourna. La courtisane lui sourit doucement puis tourna son regard vers le masque qui reprenait la parole.

Celui-ci prononça exactement les mêmes paroles que précédemment, lui donnant un léger air de fou... qu'il était peut-être où qu'il se donnait délibérément. Peu importait de toute manière, il semblait repus de secret et les laissait enfin passer.

Elle suivit Velventine des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse de sa vue et reprit aussitôt sa marche en répondant à l'inquiétude de Lea.

"Tout va bien Lea, mais ne traînons plus désormais."

Tout en marchant, elle souriait de nouveau en repensant aux dernières paroles du masque.

Et si quelqu'un, a murmuré sur vous, et bien... vous le saurez, demain !

Les rumeurs étaient parfois très amusantes.

[Maison de la Courtisane]

Lea attendit, anxieuse, la réaction du masque. Celle-ci ne se fit pas attendre, puisque l'étrange personnage sembla accepter les secret, et soudain disparut. La servante le regarda s'éloigner avec soulagement, puis, étant rassurée sur l'état de sa maîtresse, se remit à marcher à ses côtés.

Elle se demanda vaguement quelle était la véritable signification des derniers mots du masque, puis abandonna. Après tout, il avait eu ce qu'il souhaitait et elle oublierait sans aucun doute bien vite cette rencontre. A ce moment précis, elle n'avait plus qu'un seul souhait : rentrer au plus vite Calle Galante. La soirée avait été riche en surprises...

S'éloignant rapidement du pont, la servante et la Courtisane se fondirent dans l'obscurité de la nuit.

[Maison de la Courtisane]