Le Bureau-Bibliothèque

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[Premier Post]

Assis à son bureau, légèrement de coté sur sa chaise, Elio leva un instant le nez de sa correspondance.
Son regard d'ambre s'évada par la fenêtre.
La fine couche de neige scintillante donnait à la ville un aspect féérique et il se réjouissait déjà de sa prochaine sortie, à la nuit tombée où il aurait ce sentiment particulier d'avoir Venise pour lui seul.
Il aimait la Cité plus que tout au monde et avait l'impression de respirer mieux depuis qu'il etait revenu sur les traces de ses ancêtres.
Une seule ombre au tableau cependant obscurcissait sa joie.
Il avait dû emporter une épouse dans ses bagages.
Pour lui qui estimait sa liberté un bien précieux au dessus de tout, cette entrave etait inacceptable.
Si au moins il s'était agi d'une femme accomplie qui aurait eu l'intelligence de vivre de son coté et de le laisser libre du sien.
Mais non, il avait fallu qu'on l'apparie à une petite oie blanche.
Une Grazziano qui plus est !

Avec un soupir, il poudra lentement son courrier pour en sécher l'encre et souffla le talc.
Avec soin il plia le fin velin.
Du sceau dont était ornée sa bague il marqua la cire à cacheter qu'il avait chauffée doucement.
Une cire non pas rouge comme c'était l'usage, mais pourpre.

Il se leva et repoussa sa chaise.
De sa longue démarche élastique, il alla jusqu'au mur près de la porte et tira deux fois le cordon de soie de la sonnette pour appeler son majordome.

[Les cuisines]

Lorenzo avait quitté les cuisines dès qu'il avait entendu les coups de sonnette par lesquels le Prince Elio demandait sa présence. Il avait gravi les escaliers et marché le plus vite possible, sans pour autant courir ou perdre sa prestance, comme le lui avait enseigné son père. "N'importe qui peut se promener dans les couloirs. Tu peux rencontrer des domestiques mais aussi des gens d'importance. Garde toi de perdre ta dignité devant les uns comme les autres. Un majordome doit avant tout faire honneur à son maître."

Ses pas ralentirent alors qu'il arrivait en vue de la porte des appartements du Prince. Il s'arrêta, tira sur les pans et le col de sa veste et verifia le ruban de son catogan avant de frapper à la porte en s'annonçant.

"Lorenzo, Monseigneur."

Les mains croisées dans le dos, Elio se tenait devant la fenêtre quand il entendit les petits coups annonçant le majordome.
Sans se retourner, sans hausser la voix plus que nécessaire, il le pria d'entrer.

"Entrez Lorenzo."

Le majordome était l'une des seules personnes de la maisonnée qu'Elio appréciait vraiment.
Il lui avait toujours fait confiance et n'avait jamais été déçu.
Il sourit brièvement en imaginant par avance la panique qu'il allait provoquer dans l'organisation impeccable de son homme de confiance.

La poignée tourna sans bruit et Lorenzo entra dans la piece. il referma la porte derrière lui avec un petit clic et se retourna vers le Prince. Il était devant la fenêtre et sa silhouette se découpait en ombre chinoise dans la luminosité du début d'après-midi, accrue par la réverbération du soleil sur la neige qui tapissait le parc du palais. Sa longue chevelure ondulante semblait bordée d'or par les reflets du soleil.

"Que puis-je pour le service de Monseigneur ? Cette belle journée vous a-t-elle donné l'envie de sortir ? Dois-je faire préparer une gondole ?"

Son maître lui tournait le dos et Lorenzo préféra rester à sa place près de la porte. Il croisa les mains devant lui et attendit.

Le Prince se retourna lentement.
Avec un plissement amusé des paupières il détailla la silhouette de son majordome.
Irréprochable comme toujours.

"Non, je ne vais pas sortir maintenant. J'aimerais par contre que vous organisiez un petit.. concert avec ces musiciens que nous avons pu entendre chez Madame di Barbarini la semaine dernière. Ils sont encore en ville et viendront ce soir vers les huit heures pour s'installer, nous les entendrons vers vingt et une heures, prévoyez une collation.. mais il n'est nul besoin de vous dire ces choses. En attendant.. J'ai préparé quelques invitations.. Vous irez demander sa liste à mon.. épouse. Elle n'est pas prévenue de cette réjouissance et sera peut-être longue à se décider."

Il avait hésité imperceptiblement sur la façon de désigner sa jeune femme et le mot avait semblé lui écorcher les lèvres.

"Vous m'enverrez cette jeune servante.. comment.. Gianna ? Je lui donnerai ma liste. Quant à vous, vous vous chargerez de porter les invitations de.. et me rapporterez le nom des hôtes qu'elle aura choisis."

Il fit quelques pas vers sa table de travail et se saisit d'un pli et d'un petit écrin.

"En ce qui concerne ceci.. J'apprécierai grandement que vous le portiez vous même Calle Galante à la Dame que vous savez. Attendez la réponse... Ne vous présentez pas là-bas avant quatre heures.. la Dame ne reçoit pas avant."

D'un geste presque négligent, il tendit le coffret et le pli cacheté au majordome, le congédiant.

"Ce sera tout, Lorenzo."

Lorsque le Prince Elio se retourna, Lorenzo lui adressa un petit sourire. Le prince était un homme d'une grande beauté et son regard pénétrant était à la fois torture et plaisir. Lorsqu'il avait décidé de quitter Florence pour revenir à Venise, Lorenzo avait été fier d'avoir été choisi pour l'accompagner avec le rang de majordome. Depuis qu'il était à son service, son admiration pour le Prince Elio n'avait cessé de grandir.

Un concert ? Les sourcils de Lorenzo se plissèrent. Il se souvenait bien des musiciens dont parlait son maître mais se demandait comment il trouverait le temps d'aller à leur recherche lorsqu'il comprit avec effarement que c'était une véritable réception que le Prince avait décidé d'organiser.

"Une réception ? Ce soir ? Mais.."

Lorenzo baissa les yeux, il ne devait pas contredire le prince. Si le prince ordonnait, il obeissait. Il n'aurait deja que trop peu de temps pour préparer tout cela, nul besoin d'en perdre avec des commentaires inutiles.

"Bien Monseigneur, je vais envoyer Gabriella dès que sa Seigneurie m'aura fait part de sa liste."

Il avait entendu le grincement dans la voix du prince lorsque celui ci avait parlé de son épouse mais n'avait pas eu l'impolitesse de relever, ni meme de lui faire remarquer son erreur sur le nom de la nouvelle servante.
Il allait prendre congé lorsqu'Elio le retint pour une dernière affaire. Cette fois le jeune homme ne put tenir sa langue et répliqua en accrochant le regard doré de son maître du bleu du sien.

"La dame de la Calle Galante ? Monseigneur songe-t-il à ce que sa présence en ces lieux risque de provoquer ? "

Les longs cils noirs masquèrent un instant le regard d'ambre, y dissimulant un éclair.

"Ceci est mon plaisir, je n'attends pas que vous discutiez mes ordres. Les musiciens sont prévenus, ils seront là, faites en sorte que le reste soit à ma convenance !"

Le ton sec n'attendait pas de réplique.

"Faites ce que je demande et ne me conseillez que lorsque je le requiers."

Le Prince se détourna à nouveau vers la vitre.

"Allez à présent !"

Les yeux de Lorenzo se perdirent dans la contemplation du superbe tapis qui ornait le sol. Il se retint de ne pas rentrer la tête entre ses épaules sous le ton glacial et acéré du prince et se mordit la langue pour son insolence.

Le jeune majordome prit le coffret et le pli, glissa le tout à l'intérieur de sa veste puis s'inclina.

"Je prie Monseigneur de bien vouloir excuser mon insolence. Tout sera fait selon vos exigences."

Lorsqu'il se redressa, le prince était à nouveau tourné vers la fenêtre. Il sortit aussi silencieusement qu'il était entré.

[Les jardins]

[Premier post]

Lazarro attendait derrière la porte que les voix se soient tues, sachant qu'il valait mieux ne pas interrompre une discussion pour ques les acteurs de celle-ci n'en soient que plus agréables. Voyant Lorenzo sortir -il ne se rappelait pas avoir vu son visage avant, mais n'étant pas très physionomiste celà ne l'étonnait guère-, il entra à sa suite, profitant que la porte se soit ouverte un instant pour se faufiler dans la pièce avec discrètion.

A pas de loup, il s'avança vers Elio, occupé à regarder dieu-savait-quelle chose par la grande fenêtre de son bureau. Un grand bureau, à propos, à l'image de la propriété.
Le jeune homme savait pertinemment que son cousin avait de l'argent, il comptait bien pouvoir en profiter afin de s'assurer quelques temps.

Il y avait bien longtemps qu'il n'était pas revenu dans la demeure familliale. En réalité il avait passé tellement de temps à vagabonder au gré de ses envies, allant d'une ville à l'autre, d'une propriété à une autre, qu'il avait presque oublié qu'il possèdait de la famille à Venise.
Et quelle famille!
Il se demandait même comment il avait bien pu faire l'impasse dessus.

S'approchant jusqu'à être à moins d'un mètre de son cousin, il s'exclama:

"Mon cousin, comme vous m'avez manqué!"

Tourné vers la vitre, Elio ferma un instant les yeux.
Il aurait reconnu le timbre clair de son cousin n'importe où.
Il respira profondément.
Ainsi donc Lazarro était à cours de fonds.
Quelle autre raison aurait pu l'amener à Venise ?
Esclave du jeu et des femmes, il n'avait jamais rien qui lui soit propre et comptait sur les uns et les autres pour subvenir à ses besoins et alimenter son vice.
Aucun frémissement ne trahissait l'agacement du Prince, hormis l'imperceptible claquement de semelle qu'il avait eu au salut du jeune homme.

Lentement, il se retourna et se sachant à contrejour, détailla la physionomie de son visiteur.
Il ne changeait pas, jamais, une allure toujours adolescente malgré le temps qui semblait glisser sur lui et dont il se souciait comme d'un guigne.

Croisant les bras dans une attitude décontractée, Elio eut un sourire qui n'atteignit pas ses yeux.

"Ma foi, Monsieur mon Cousin, je ne peux me prévaloir d'un tel sentiment à votre endroit.. Etes vous à ce point démuni que vous veniez à moi avec un tel entrain ? Qu'est ce cette fois ? Une dette de jeu ? Une femme que vous auriez engrossée ?"

[Cuisine]

Gabriella arriva devant la porte du bureau des appartements du Prince avec le plateau de son thé dans la mains. Elle frappa quelques petits coups sur la porte et remit une mèche de cheveux derrière son oreille.

"Je vous apporte votre thé, Monseigneur..."

Elle tourna la poignée et entra dans la pièce avant de refermer la porte. Le plateau dans les mains, elle regarda Elio. Il avait toujours et en toutes circonstances cette élégante beauté et cette prestance. Elle sourit et ne remarqua qu'à ce moment un autre homme qu'elle ne connaissait pas et qui se trouvait aussi dans la pièce. Elle resta un peu interloquée sans rien dire, se demandant si elle n'était pas arrivée à un mauvais moment.

Lazarro resta silencieux à la réplique cinglante de son cousin. Il hésitait sur la marche à suivre, Elio était au courant du genre de personne qu'il était, alors à quoi bon lui mentir? Néanmoins il appréciait tant continuer à jouer jusqu'au bout qu'il ne savait exactement s'il pouvait lui dire sans détours ce qu'il désirait.

L'entrée sur l'échiquier d'une troisième pièce le fit décider immédiatement de la conduite à prendre.

Il vit distinctement que la jeune femme était perturbée par sa venue, et en profita pour l'approcher, prenant le plateau avec délicatesse pour l'en débarasser.

"Comment d'aussi jolies mains peuvent-elles être ainsi forcées au labeur? Laissez-moi vous débarasser un instant de ce fardeau, et ne vous en faîtes pas, la venue d'une aussi jolie dame que vous ne peut incommoder les gens bien éduqués."

Calmement, il posa le plateau de thé sur le bureau, puis se tourna à nouveau vers Elio. Il le trouvait distant, mais c'était là les habitudes des gens qui se plaçaient au-dessus des autres, de par leur statut ou leur lignée.

"Mon cher cousin, je ne sais pas pourquoi vous êtes aussi froid avec moi, vos remarques me blessent. Il est vrai -car je ne peux pas le nier- que j'ai fait quelques erreurs par le passé, mais maintenant j'ai changé! Les choses changent, les gens aussi, même si vous ne paraîssez pas avoir été touché par le temps : vous êtes toujours aussi peu sympathique à mon égard. C'est bien triste... Je ne venais que dans le but de voir un peu les gens de la famille, qui me manquaient! Enfin, si vous ne tenez pas à ma présence ça n'est pas grave, je me ferais très discret. Dites-moi juste dans quelle chambre je puis loger durant mon séjour à Venise!"

Il avait gardé du début à la fin de sa tirade un sourire amical sur les lèvres; et avait mimé une révérence en finissant sa demande.

L'attention d'Elio fut détournée quelques instants par l'entrée de la servante.
Il eut un rapide froncement de sourcils en constatant qu'elle avait oublié la tasse de courtoisie.
Préparer deux tasses alors que l'une n'était jamais utilisée avait dû lui sembler inutile.
Il ne lui en fit pourtant pas la remarque, il avait en horreur de devoir faire une remontrance à un serviteur devant des tiers qui en déduiraient que la Maison n'était pas correctement tenue.

"Merci Gianna. Monsieur Montero Adorasti que voici restera quelques jours parmi nous, vous ferez préparer la suite du Paon qui lui conviendra tout à fait. Prévenez Lorenzo du rapide séjour de Monsieur mon Cousin, il saura ce qu'il faut faire."

Il avait appuyé intentionnellement sur le mot "rapide" en soulignant ses paroles d'un regard dur vers le-dit cousin.
Lorenzo, qui avait déjà eu à connaitre Lazarro à Florence et était au fait de ses habitudes particulières, veillerait à ne pas laisser dans la suite de trop tentants objets.
La désapprobation se lut clairement sur son visage quand Lazarro débarassa la servante de son plateau.
Ainsi le séducteur entrait déjà en scène, son rôle parfaitement rodé auprès des femelles de toute condition qui croisaient son chemin.
D'un tapotement du bout des doigts sur le bureau marqueté, il appela l'attention de la jeune femme.

"Gianna, vous prendrez ces invitations et irez les porter en mains propres. Vous en attendrez pour chacune la réponse et en tiendrez Lorenzo informé. Faites."

Se tournant vers Lazarro, il marqua une pause.
Il était difficile de ne pas le convier au concert improvisé.
Cependant, il préférait attendre que la servante soit sortie pour mettre deux ou trois choses au clair.

Gabriella, déjà un peu gênée, ne sut véritablement pas où se mettre lorsque Lazzaro se mit à lui faire des avances ouvertement devant le Prince. Ses mains libérées du plateau, elle porta ses doigts à sa bouche et se mordit la lèvre, le rouge lui montant aux joues. Elle jeta un regard rapide au Prince avant de baisser les yeux.

Cette situation était plus que gênante. Qu'allait penser le Prince Elio si sa servante qu'il aimait bien -puisqu'il l'avait choisie lui-même- se faisait courtiser par n'importe quel inconnu ?

D'après les explications d'Elio, cette personne était son cousin, ce qui était d'autant plus gênant...

*Un membre de sa famille...*

Gabriella avait bien vu dans le regard du Prince qu'il n'avait pas aimé qu'elle se laisse si facilement débarasser de son plateau, elle aurait dû être moins perturbée et insister pour le garder dans ses mains.

Elle fut sortie de ses réflexions par le Prince qui attirait son attention. Il voulait qu'elle apporte des invitations, ainsi quelque chose était prévu pour le soir, il allait encore falloir préparer tout cela.

"Bien Monseigneur, j'y vais de ce pas." dit-elle en prenant les invitations.

Elle se dirigea vers la porte et se retourna vers le Prince.

"Monseigneur ? Vous faites erreur sur mon prénom... Je m'appelle Gabriella et non Gianna..."

Elle sortit et referma la porte. Dans le couloir, elle entendit résonner un coup du heurtoir de la porte d'entrée du palais. Elle s'y précipita les invitations à la main.

[Embarcadère]

Un sourire satisfait se dessina lentement sur le visage de Lazarro, à mesure qu'il écoutait parler le Prince. Une suite! Rien que ça! Au moins il savait recevoir la famille. Il hocha la tête à deux reprises, signe qu'il était tout à fait heureux de voir que tout se passait comme il le voulait.
Quand à la rapidité de son séjour... Eh bien, si Elio tenait tant à ce que son passage à Venise soit rapide, peut-être l'allongerait-il, par simple esprit de contradiction. A moins qu'il n'écoute simplement ses envies : après tout, il pouvait très bien tomber sur une demoiselle digne de ses avances, qui lui ferait rester plus longtemps que prévu, ou bien au contraire l'amènerait à se déplacer ailleurs.
Pour le moment la jeune servante ne l'attirait pas encore assez pour qu'elle soit un motif suffisant pour rester. Certes, elle était jolie, et il avait même du mal à lui donner un âge précis, mais il n'y trouvait pas encore de réel défi.

*J'aviserai en temps voulu*, se dit il en fermant les yeux un instant.

Le mot "invitation" le fit dresser l'oreille. Des invitations? Il y allait donc avoir une fête? une reception? du moins sûrement quelquechose qui induirait la présence de jolies femmes -et pourquoi pas de beaux jeunes hommes?- dans la demeure de son cousin.
Il n'en dit néanmoins rien, attendant la suite des évènements.

Le jeune homme ne put retenir un léger rire moqueur en entendant la servante rectifier Elio, rire qu'il dissimula en posant la main sur ses lèvres, comme un baillement. Il suivit la jeune femme des yeux alors qu'elle sortait, la détaillant avec plus d'insistance que la politesse ne l'aurait permis jusqu'à ce qu'elle ait refermé la porte, après quoi il fit un sourire angélique à son cousin.

"Je vous remercie", dit-il d'un ton qui se voulait extremmement poli, peut-être trop. "C'est un honneur que de voir que vous avez laissé de côté les griefs que vous aviez pu avoir a mon encontre par le passé. L'heure est au changement, au renouveau! Et puis d'ailleurs..."-il se tut un instant, regardant à nouveau la porte avant de continuer- "...j'ai cru entendre parler d'invitations? Quel évènement comptez vous préparer, mon cher cousin? Si celà n'est pas trop indiscret, bien sûr, je me garderai bien de mettre le nez dans vos affaires privées..."

Elio plissa les yeux en surprenant le regard insistant avec lequel Lazarro enveloppa la servante avant qu'elle ne se retire.
Peu lui importait qu'elle se nomme Gianna, Gabriella, Guida ou n'importe comment, qu'elle se soit permise de le reprendre par contre le piqua comme le dard d'un insecte.
Le sourire dissimulé de Lazarro ne lui avait pas échappé et il détestait être ainsi pris en défaut.

Sans rien montrer de sa contrariété, le Prince fit quelques pas dans la pièce pour se placer vers la porte tout en restant dos à la fenêtre.
Ansi le jeune homme se sentirait poussé dehors sans brusquerie et le visage d'Elio resterait dans l'ombre du contre-jour.
Sa voix garda un ton aimable et un timbre égal, un peu bas, tout le temps qu'il parla.

"Je souhaiterais que les choses soient claires. Je ne vous apprécie pas plus que vous n'avez d'affection à mon égard, il n'est point besoin de jouer cette sorte de comédie entre nous. Je vous accueille dans ma maison car les lois de l'hospitalité m'y obligent, mais je ne le fais que contraint et forcé, je pense que vous en êtes conscient. J'imagine tout à fait comme il doit être jouissif pour vous de me mettre ainsi dans la situation de ne pouvoir vous refuser le gîte et le couvert. Cependant, Monsieur mon Cousin, je vous prierais de ne pas faire montre de vos talents de séducteur auprès des femmes de cette maison, qui, sont toutes des personnes convenables que je ne souhaite pas voir ennuyées de vos avances déplacées, qu'il s'agisse des servantes comme des dames de qualité. Vous n'êtes pas le bienvenu ici et aurez tôt fait de vous en rendre compte si vous dérogez à la bienséance."

Il s'interrompit un instant, s'assurant que ses paroles avaient été entendue. Il reprit d'un ton égal en indiquant la porte d'un geste fluide.

"Quand au divertissement que j'offre ce soir, il s'agit d'une pièce de musique dont un orchestre de chambre viendra régaler quelqu'unes de mes connaissances. Je ne peux vous empécher d'y assister, mais je vous demande instamment d'avoir une attitude en adéquation avec le rang de cette famille. Point de grivoiseries ou de paroles déplacées."

Il fit un pas encore, forçant Lazarro à se déplacer vers la porte.

"En ce qui concerne les larçins dont vous êtes familier, sachez que rien n'échappera à la vigilance de mon majordome. Je n'ai pas l'intention de faire recompter une à une les pièces d'argenterie que vous utiliserez, mais si d'aventure on me rapporte une indélicatesse de votre part, je vous ferai mettre à la rue tel le vaurien que vous êtes. Peu m'importe votre honneur, je ne vous ai jamais considéré autrement que comme un parasite et les prisons où je peux vous faire jeter sur un signe sont si bien gardées que vous y serez à l'abri de toute tentation pour un temps plus que certain. Sur ce, Monsieur mon Cousin, je ne vous retiens pas."

[Le Grand Salon]

Gabriella frappa à nouveau à la porte du Bureau-Bibliothèque. Elle avait entendu les voix du Prince et de son cousin qui était toujours là.

Elle entra doucement et jetta un coup d'oeil à Lazarro avant de regarder le Prince Elio, se tenant bien droite, les mains croisées sur son tablier.

"Monseigneur, le Padre Chiaramonti est venu vous rendre visite. Il vous attend dans le Grand Salon."

Lazarro écouta de bout à bout ce que lui disait son cousin, sans cesser de hocher la tête, le sourire aux lèvres. Il attendit d'être sûr qu'il avait fini de parler avant de se décider à répondre, non par politesse, mais par simple calcul : couper quelqu'un était très mal vu, et c'était un bon moyen de mettre le feu aux poudres, ce qu'il ne désirait pas -du moins pour le moment-.

"Je n'approcherai aucune femme, si celà peut vous rassurer. Au contraire, j'attendrais sagement qu'elles viennent à moi, ainsi je n'aurai strictement rien à me reprocher et tout le monde sera heureux, n'est-ce pas? Si ce sont des personnes convenables, aucune ne finira à mes côtés au terme de cette soirée, et ce sera admirable! Vraiment! Cependant savoir que je ne suis pas le bienvenu me chagrine, moi qui pensait que vous m'appréciez... Enfin, celà ne devrait pas m'étonner, je ne suis pas digne de ce rang et de cette classe que ceux qui naissent avec une cuiller d'argent dans la bouche se vantent de posséder."

Il finit sa tirade avec un sourire narquois, presque carnassier, puis continua, reprenant ses airs innocents.

"Vous savez que je suis friand de distractions!", s'exclama-t-il en trépignant sur place de manière totalement puérile. "Il faut croire que ma visite tombe bien! Quelque intuition m'aura guidé sans doute... N'ayez crainte, je saurai me tenir, je ne ternirais pas cette image de vous et de votre maison que vous vous plaisez tant à entretenir, mon cher Cousin! Je serais un modèle de bienséance, vous serez surpris de voir à quel point j'ai pu m'améliorer, je suis devenu quelqu'un de respectable -sûrement pas de votre goût, je n'en doute pas une seconde-."

Il avait pleinement conscience de la manière dont Elio était en train de se rapprocher de la porte, pour l'inviter à quitter les lieux. Ca n'était pas grave, il n'avait rien à gagner à rester là.
Il tourna une dernière fois la tête avant de sortir.

"Vous avez néanmoins tort sur un point, mon cher cousin. Si vous n'avez pas d'affection à mon égard, le contraire est moins sûr, et vous seriez bien surpris de voir que le parasite, comme vous vous plaisez à me nommer, pourrait un jour vous rendre de grands services. Je ne suis pas un ingrat, pas plus que vous n'êtes un imbécile, je sais récompenser les gens qui me rendent service quand je suis dans le besoin, et qu'est-ce que peut être une caisse de piecettes volées en comparaison de votre bien-être?"

[Hall]

Le visage impassible, Elio avait écouté la diatribe de son cousin sans ciller.
Il avait eu tort de le prendre de front.
Lazarro avait toujours su tourner les reproches à son avantage.
Quoi qu'on lui dise, il retombait toujours sur ses pattes avec ce petit sourire en coin qu'Elio trouvait exaspérant.
L'attitude puérile feinte était ce qui l'agaçait le plus.
Alors que Lazarro était un garçon doué d'intelligence, à n'en pas douter, il se comportait d'une façon tellement.. tellement..

Elio serra les dents pour retenir les mots trop verts qui lui montaient aux lèvres.
Il eut été vain de lancer quelque replique que ce soit, Lazarro évitait toutes les fléches d'une pirouette ironique.
Sans nul doute, les femmes présentes à la soirée seraient enchantées des compliments qu'il leur réciterait, et la légèreté qu'il apporterait aux conversations ne pourrait qu'être divertissante.
Et si l'une d'elles se laissait charmer plus qu'elle ne l'aurait dû..
Peu importait, Elio ne se sentait en rien le garant des vertus.

Les dernieres phrases que Lazarro prononça lui arrachèrent presque un sourire.
Il n'avait pas l'intention comme il l'avait dit de jamais l'envoyer au cachot pour quelque faute que ce soit.
Lazarro trouverait naturellement, oubliée dans un tiroir de la commode de sa chambre, une bourse de cuir bien gonflée.
Elio était d'avis qu'il valait mieux donner qu'attendre d'être volé et en procédant de la sorte, il ménageait les susceptibilités.

Le jeune homme sorti et la porte refermée derrière lui, Elio se tourna vers Gabriella.
Il la détailla un instant, les servantes étaient nombreuses à courir de toute part dans le palais et il n'était pas sûr de la reconnaitre.
L'image d'une toute jeune fille mendiant dans le ruisseau lui vint à l'esprit qu'il chassa bien vite. Il était peu probable que la petite qu'il avait remarquée soit devenue autre chose qu'une fille de cuisine.
Celle-ci avait quelque chose de particulier dans le port de tête et dans le maintien qui trahissait une grande fierté.
Et c'etait un trait de caractère que le Prince appréciait, quelque soit le rang de la personne.
Elle l'avait repris sur son nom, il ne lui en fit pas reproche, il la congédia simplement d'un geste.

"Merci Gabriella. Je vais descendre."

Apparemment, la venue dans la pièce de Gabriella n'avait pas retenu l'attention de Lazzaro car il continua de parler au Prince.

Gabriella écouta sans trop comprendre ses paroles. Elle comprit toutefois qu'il n'était pas le bienvenu dans le palais et qu'il en était contrarié.

*Si le Prince Elio ne l'apprécie pas, il a sûrement de bonnes raisons...* pensa-t-elle en plissant les yeux vers Lazzaro.

Les dernières paroles du cousin attirèrent l'attention de Gabriella en particulier. Elle ne connaissait pas les tenants et les aboutissants de cette conversation mais il lui semblait bien comprendre que le cousin du Prince avait des tendances à être voleur... il promettait de bien se tenir, il disait qu'il s'était amélioré et il parlait de pièces volées.

*Voilà pourquoi le Prince Elio ne l'apprécie pas... il va falloir que je le surveille...*

Une fois Lazzaro sorti, Gabriella reporta son attention sur Elio, le visage neutre comme si elle n'avait rien écouté et que seule la réponse qu'il allait lui donner l'importait. Réponse qui ne tarda pas à venir. Gabriella hocha la tête en souriant, il ne s'était pas trompé sur son nom cette fois.

"Bien Monseigneur, je vais avertir le Padre de votre venue imminente. Je me permet aussi de vous dire qu'il a accepté votre invitation pour la soirée." dit-elle avec un grand sourire, comme ça, elle n'aurait pas besoin de passer par Lorenzo pour que le Prince en soit informé.

Elle fit une brève révérence et tourna les talons pour passer la porte et la refermer derrière elle.

[Grand Salon]

Elio ouvrit un tiroir de son bureau et prit une lettre qu'il relut.
Il s'agissait du pli par lequel le Padre Malatesta lui faisait part de son départ forcé.

Il s'était attendu à la visite du nouveau confesseur dés l'instant où il avait reçu ce courrier et n'était pas autrement surpris qu'il se présente aussi tôt.
Ainsi, le Padre Chiaramonti reprenait à son compte l'habitude des visites domiciliaires que son prédécesseur affectionnait.

Elio etait un peu contrarié de devoir s'en remettre à un nouveau conseiller spirituel, il avait tant confié au premier de ses doutes qu'il se sentait en quelque sorte trahi par ce départ précipité.

Avec un soupir, il rangea la lettre et fit tourner la petite clef dans la serrure et quitta la pièce.

[Grand Salon-Bibliothèque - Salon]

[Grand Salon-Bibliothèque - Salon]

Le Prince entra dans le bureau d'un pas un peu las.
Une telle situation était inacceptable et bientôt on en entendrait les échos aux quatres coins de Venise.
Il fallait faire revenir Anna à de meilleurs sentiments à son égard.
Il s'assit derrière son bureau et réfléchit quelques instants.
Il ne pouvait la menacer continuellement, ni la tenir enfermée ainsi bien longtemps, ç'eut été une erreur de stratégie.

Le Prince fit glisser un tiroir et en sortit une petite bourse de cuir qu'il garnit de quelques pièces d'or tirées de sa cassette.
Peut-être que la pharmacopée l'aiderait à rendre Anna plus coopérative.
Du moins pour la soirée qui s'annonçait difficile.
Ensuite..
Et bien ensuite, il aviserait.

[Chambre de la Princesse]

Gabriella frappa quelques coups à la porte puis entra dans le bureau sans bruit.

"La Princesse est dans ses appartements Monseigneur, voici la clef comme vous me l'avez demandé."

Elle posa la clef de la chambre sur le bureau avant de lever les yeux vers son Prince, le vert feuille recontrant l'ambre.

Elio observa en silence le visage de la jeune servante, cherchant à lire au fond de ses yeux verts s'il pouvait lui faire confiance, bien qu'il sache qu'en ce monde la confiance était une notion abstraite.
Il se dit que le choix lui était limité et il décida de lui faire crédit.
Le Prince eut un sourire un peu ennuyé et sa voix trahissait sa lassitude.

"Comment est-elle ? Vous a-t-elle semblée trés abattue ? Je pense que ses nerfs sont mis à rude épreuve par cette vie nouvelle."

Essayer tout en donnant une explication plausible d'y voir lui-même plus clair. Avait-il agit trop durement ? Il n'en éprouvait nuls remords, plutôt un sentiment d'amertume.