Le Petit Salon

Une petite clochette s'était agitée au milieu des idées brouillées de Muzio. Dans les villages qu'il parcourait avant, toute la famille jusqu'aux cousins éloignés de trois générations était au courant d'une grossesse environ dix minutes après qu'il l'avait révélée à la future mère. Mais ici, 'le frère au courant avant le mari', cela rimait avec 'le médecin aura beaucoup d'ennuis'. Discrétion, discrétion, donc.

« Votre époux sera mis au courant avant tout. » promit Muzio tandis que la Princesse s'endormait, épuisée par la nouvelle et sans doute davantage par le pavot.

Heureusement, Ugo di Grazziano avait suffisamment de sang-froid pour réagir calmement, et le médecin lui en sut gré. Etrangement, c'était la santé de l'enfant qui préoccupait d'abord le Prince.

« D'après ce que j'ai pu... voir, l'enfant semble en bonne santé. Evidemment, il sera sans doute... peut-être... plus fragile, à la naissance. Mais je ne crois pas qu'il y ait de grave conséquence. »

Il hésita. Bianca dormait, maintenant, et les doutes qu'il avait cachés pour elle ressurgissaient face à qui était assez solide pour les supporter. Avait-il cependant le droit de les révéler au Prince di Grazziano alors que le futur père ne savait rien encore ? L'aveu désemparé d'Ugo le résolut à garder pour lui ses troubles.

« Oh, mais vous n'avez rien à faire... Ou plutôt, vous avez à chérir votre soeur plus que jamais. »

Il hésita encore, jeta un coup d'oeil à la Princesse endormie, baissa la voix.

« A propos de ce dont vous me chargiez hier... Il est vrai que l'agitation de votre soeur contrastait avec sa réserve d'aujourd'hui. Néanmoins... Je ne sais pas, c'est un cas unique, je vous l'avoue mais... Peut-être était-ce seulement une effervescence passagère liée à cette grossesse ? »

Malgré ses efforts, une partie de sa confusion passait dans ses yeux. Il finit par cligner des paupières et détourner le regard du visage d'Ugo. Il tendit la main et entreprit d'essuyer ses instruments. Ce n'était peut-être guère bienséant, mais c'était nécessaire.

Ce que Muzio lui conseillait de faire, chérir sa sœur, ne lui demandait aucune peine.
Evidemment si Bianca avait une fille et non un garçon, cela arrangerait toutes ses contradictions internes et lui rendrait la tache encore plus facile. Et il ne pouvait faire aucun doute que, s’il avait une nièce, il serait un oncle exemplaire comme il était un frère exemplaire…

Une hésitation dans la voix du médecin, son regard qui s’échappait, ramenèrent l’esprit de Coriolano à la situation présente. L’homme semblait douter lui aussi. Etait-ce parce qu’il jouait toujours son rôle d’espion ? Pourtant… à le revoir ainsi devant lui, Coriolano était pris de doute. Peut-être était-il simplement trop honnête. Mais dans ce cas, pourquoi cet air embarrassé ?

Coriolano sourit tristement, la voix toujours dans un souffle.

"Vous ne me dites pas tout, Maître Barrozi…
Je vous en prie, ne me cachez rien. Vous savez que mon unique désir est de protéger ma sœur. Que pour son bien je suis prêt, si elle le désire, à prétendre ne pas savoir sa condition nouvellement révélée et attendre même que le Prince Adorasti me le dise pour annoncer cette joie à ma famille.

Mais j’ai besoin de connaître votre avis de médecin, vos doutes, vos questionnements, sur des sujets que je ne connais pas, pour pouvoir la protéger. Aussi je vous en supplie, ne vous arrêtez pas aux convenances, à l’étiquette. N’essayez pas de me ménager, ne me cachez rien, s’il vous plait… Dites-moi tout."

Coriolano hésita un instant et son regard qui jusque là était resté fixé sur le visage du médecin s’égara dans les cheveux de Bianca.

"Tout ce que vous pouvez me dire."

Le maître de maison assuré et affable du souper cédait de nouveau la place au jeune homme sensible et triste. Muzio n'était plus si sûr de le comprendre totalement, mais sa confiance n'était pas ébranlée. Pourtant... Pourtant il ne pouvait accéder à la requête du Prince. Il s'en rendit compte soudain. D'abord, parce que lui-même ne savait ce qui le tourmentait exactement. C'était des impressions diffuses, une incompréhension sourde, un sentiment d'insécurité qui rôdait autour des Princes et de la Princesse. Ensuite, parce que quoi qu'il aurait dit, il n'aurait pas tout dit. Car là-bas, au-delà de quelques ponts, un homme aussi brun que ceux-ci étaient blonds reposait, blessé. Et le secret que le médecin gardait à ce propos créait une barrière à la sincérité.

Muzio regardait le frère, regardait la soeur. Un poids alourdissait sa poitrine, mais il ne serait pas soulagé maintenant. "Votre seul défaut de médecin, Barrozi, c'est votre coeur. Vous soignez avec votre coeur. Cela vous perdra." Oui Monsieur.

« Ecoutez... Je suis un peu perdu, il est vrai. D'abord, Venise... Je ne suis pas habitué. Je ne suis pas familier des convenances, des ambiances... Mais je le deviendrai - il en doutait, il le redoutait sans doute, d'ailleurs -, cela ne doit pas vous affecter et d'ailleurs ce n'est pas le moment de parler de moi. Mais... »

Il s'embourbait. Sainte Clarté...

« Ecoutez. Cela fait plus de dix ans que je vois des femmes enceintes, jeunes, âgées, qui attendent des jumeaux, des triplés même... Mais je ne comprends pas comment un enfant peut grandir huit mois à l'insu de sa propre mère et... sans que je l'aie remarqué hier. »

Aveu.

« Votre soeur n'est pas en cause, c'est une... fantaisie de la nature. Mais cela laisse perplexe l'homme scientifique que j'essaye d'être. »

Il hésita un instant. "Cela vous perdra"... A Dieu Vat, Monsieur.

« Et, croyez-moi ou non, je m'inquiète pour votre soeur et son enfant, et l'accueil, et l'avenir qui lui seront réservés. »

Il sentait vaguement l'insolence du propos.
"Tout ce que vous pouvez me dire."
Muzio hésita un instant, puis fit un geste en direction de sa trousse.

« Je ferais mieux d'y aller, maintenant... »

[Ca Grazziano - L'Etage Inférieur - L'Embarcadère]

Coriolano ne répondit rien, mais imperceptiblement, ses traits s'étaient détendus. Son raisonnement était peut-être complètement erroné, mais il considérait comme un bon signe que le médecin semble confus et ne lui dise rien de définitif. Cela voulait dire soit qu'il était réellement simplement confus, soit qu'il cachait quelque chose, mais qu'il était trop honnête pour cacher qu'il cachait quelque chose.

En somme, cela voulait dire que le médecin ne serait jamais un ennemi direct, mais simplement un obstacle qui par sa trop grande honnêteté ne pouvait être mis de côté. Il faudrait simplement apprendre à le contourner.

Comme le médecin faisait signe que le moment était venu pour lui de s'en aller, Coriolano installa sa sœur dans l'ottomane et se leva.

"J'imagine que ce dont Bianca a le plus besoin, maintenant, c'est de repos... Et moi j'ai besoin de marcher dehors. Je sors avec vous."

Après avoir ajouté une couverture, il se dirigea vers l'entrée du palais, sachant que le médecin le suivrait.

[L'embarcadère - Ca Grazziano]

La princesse Bianca n'avait rêvé de rien, strictement rien, même pas quelque chose de désagréable. Le sommeil profond dans lequel le pavot l'avait plongée l'avait cependant bien reposée. De ce fait, à peine les yeux ouverts, ses idées se remirent assez vite en place, les bonnes comme les mauvaises.

Elle sentait l'agréable chaleur du feu la réchauffer. Bianca resta quelques instants, pensive sans bouger, les yeux rivés vers le plafond décoré. Elle pensait à ce qu'elle avait vécu ces derniers mois, cherchant toujours une explication satisfaisante, mais elle pensait aussi beaucoup à l'avenir. Quand ? Comment ? Sans compter qu'elle devrait affronter la réaction d'Elio. Elle n'avait pas peur de lui mais elle craignait ses réactions. Elle se doutait qu'il la tiendrait pour responsable, peut-être l'accuserait-elle d'avoir dissimuler sa grossesse ? Mais pourquoi aurait-elle fait une chose aussi inutile ? Cependant, si elle même ne comprenait pas, ni le médecin, Elio ne comprendrait guère mieux non plus, et elle ne pourrait pas lui en vouloir.

Bianca appuya sur ses avant-bras pour se redresser sur les coussins. A ce moment là, une petite servante qu'elle n'avait jusque là pas remarquée, se précipita vers elle pour l'aider.

"Je ne vous avez pas vue... Le prince Ugo n'est plus là ?" demanda-t-elle.

La petite servante hocha négativement la tête et lui remit alors un pli que Bianca prit entre ses doigts.

"Merci.. Laissez-moi seule je vous prie." dit-elle tandis que la jeune fille s'inclinait avant de sortir de la pièce.

Bianca déplia le message et le lut lentement. Elle soupira et rebaissa les yeux sur le feu dansant dans l'âtre. Ugo parti, elle se retrouvait comme seule dans cette demeure. Pire, elle se sentait Adorasti, intruse dans ce palais Grazziano. Elle avait causé assez d'émoi ici et se surprit à vouloir rentrer au palais Adorasti. Elle sentait également qu'elle avait besoin de retrouver Elio pour lui parler. Elle se sentirait bien mieux après lui avoir parlé, c'était certain.

Bianca tenta de se redresser avec difficulté pour s'asseoir mais ne parvint pas à se mettre debout, sentant que ses jambes ne la porteraient pas longtemps. Soupirant de nouveau, elle se calla dans l'ottomane et regarda le feu, de nouveau pensive.

Ugo parti, elle allait bien devoir avancer sans son soutien...

Rohlala...
Il était mal. Il était mal, mal-mal-mal.
En même temps, ce n'était pas de sa faute! C'était le soir déjà! Il était fatigué! Il avait bien mangé le midi, et, par conséquent, s'était trouvé rudement fatigué quelques heures plus tard. Ca l'avait déconcentré, fatalement. Il avait même été obligé d'aller faire une sieste (car ça ne se fait pas de lutter contre les besoins naturels, on le lui avait toujours dit). Et donc, oui, oui, il l'avouait, il avait oublié ce qu'il devait faire. Non, il ne savait pas quoi faire de ces dix doigts pour cette fin de journée. Alors, forcément, il était mal. Parce que si on l'attrappait encore une fois à se tourner les pouces, personne ne l'excuserait. Peut être même qu'ils le roueraient de coups. Ou qu'ils le forceraient à aller s'occuper des pires corvées, encore.
Il en aurait presque eu marre de ce travail si il avait eu l'intelligence d'imaginer pouvoir vivre autrement. Mais il ne l'avait pas. C'était à peine s'il réussissait à se concentrer suffisamment pour espérer trouver une solution à son problème du moment.

...

...

Oh bon Dieu oui! Oh la! Il était génial! Haha! Il allait, accrochez vous bien, faire semblant d'être occupé. Il allait attrapper le premier balais qu'il verrait, et nettoierait la première poussière qu'il verrait. Fier de lui, fier d'avoir réussi à faire naitre une idée valable dans le néant qui lui servait de cerveau, le valet se mit en marche d'un pas décidé, l'air ferme et sur de lui.
Alors par contre... Par où commencer? Aïe, là, il risquait de mettre un sacré moment pour trouver la réponse à une question aussi épineuse.

Ivano prit son courage à deux mains, et ouvrit la porte qu'il avait sous la main, celle du petit salon. Il pénétra dans le lieu, observa la cheminée avec un petit pincement au coeur, déglutit un bon coup, et repéra la jeune femme. Miracle. Elle, elle serait son excuse.
"Non non, je n'ai rien fait cet apres midi, mais c'est cette dame, elle m'a tenu occupé tout le temps". Muhuhaha, qu'il était vil.

"Bonjour Madame."
Il commençait bien. Il s'était même courbé, chose qu'il oubliait d'habitude de faire. C'était bien parti. Il se sentait plein d'énergie. Plein d'entrain, plein d'une saine joie.
"Auriez vous besoin de quelque chose? Vous me semblez troublée Madame. Voudriez vous que je vous amène du thé Madame? Ou peut être un petit encas?"
Ca se déroulait bien.
...
Ha mince! Il fallait se relever après la courbette. Mince! Il oubliait à chaque fois!
Enfin, mieux vaut tard que jamais de toute façon.

Bianca sortit de ses pensées quand une voix se fit entendre. La princesse tourna la tête vers Ivano et tira la couverture à elle dans un même mouvement, sachant très bien qu'elle n'était guère présentable. Se trouver en tenue légère devant une servante était une chose, devant un valet en était une autre.

Celui était fort charmant, il ne fallait pas le nier mais la princesse était à des lieus de telles considérations. Elle fut légèrement intriguée qu'il s'enquiert de son bien-être sans se redresser immédiatement de sa courbette. Mais là encore, elle ne s'y attarda pas vraiment, l'esprit encombré de bien d'autres préoccupations.

"Non, merci je n'ai pas faim..." répondit-elle ignorant sa question sur son trouble, mais lui offrant un sourire aimable pour son attention.

"En revanche, j'aimerais assez que vous me fassiez préparer une chambre pour cette nuit. Le Petit Salon de mon frère est confortable mais je me reposerai mieux dans un lit."

Les lèvres de la princesse restèrent en suspens sur un mot alors qu'une idée lui revenait en tête.

"Enfin.. j'espère que toutes les servantes ne sont pas parties au bal populaire...? Mais si vous-même avez décidé de ne pas y aller, j'ai bon espoir."

Bianca allait congédier le valet quand une nouvelle chose lui vint à l'esprit.

"Ah, et j'aimerais que demain matin vous préveniez ma modiste, Madame Fabiozzi, lui dire que la Princesse Grazziano Adorasti l'attend Ca'Adorasti."

Rah, pas de chance! Il était tombé sur quelqu'un qui lui donnait réellement des ordres. Il n'allait pas pouvoir prolonger sa sieste cet après midi. Damnation...
"Vous n'avez pas faim? Oh, quel dommage."
Imaginez, faites l'effort, imaginez, il avait trouvé ça intelligent sur le coup. Il s'était presque senti malin en le disant. Alors que, nous en conviendrons surement, c'était parfaitement sot, et n'avait rien à faire dans la bouche d'un serviteur à cet instant précis.

Mais Ivano n'eut même pas le temps de se rendre compte à quel point sa phrase précédente était perfectible, car déjà, l'avalanche d'ordres commençait. Il mobilisa l'integralité de ses neurones, les mit au garde à vous, et leur ordonna : "Prenez des notes, bons amis!", ce qu'ils firent avec entrain.
Préparer une chambre pour la dame, d'accord.
Prendre le salon.. herm.. nettoyer le salon? C'était ça? Ah non, oui, en effet : rendre le salon confortable. Pourquoi pas, si elle le voulait. Pourtant, il semblait déjà vraiment coquet ce petit salon, Ivano ne voyait franchement pas quoi y rajouter pour en augmenter l'attrait.
Bon, tant pis, il demanderait à quelqu'un de l'aider, et puis ça irait bien. ... Pardon? Le salon de son frère?
"Haaaa d'accord! Alors vous êtes... Vous êtes la soeur du... Haaa d'accord! Je comprend mieux. Bienvenue chez les Grazziano Madame en tout cas."
Le tout, lancé avec un sourire déconcertant d'assurance. A croire qu'il était sincère. Et il reprit tout de suite dérrière, s'enfonçant encore un peu plus, souriant encore un peu plus, lachant avec un soupçon de condescendance :

"Non non, ne vous en faites pas pour le Bal. Je n'y vais pas. Et non non, toutes les servantes n'y sont pas. Il n'y a pas de bal d'ailleurs Madame haha, vous avez surement du vous tromper de jour. Hahaha!"
Halala, qu'ils pouvaient être bêtes des fois ces riches. A confondre les jours, et s'inventer des dates. S'il y avait eu un Bal quelque part ce soir où les serviteurs avaient été susceptibles d'être invités, Ivano l'aurait su, hahaha! Evidemment qu'il l'aurait su, on lui disait toujours tout, à lui, Ivano.
Il en était en tout cas persuadé. D'un coté, c'était triste. Il faudrait bien qu'un jour, quelqu'un se décide à lui dire la vérité, et surtout, à la lui expliquer de manière simple et concise, histoire qu'il comprenne qu'il n'était pas l'homme apprécié qu'il pensait être.
Ce jour là, jour terrible, serait surement un jour pluvieux, ou le ciel vénitien serait déchiré par des éclairs furieux et ou la ville serait traversée par la tempête. Là, dans un coin, Ivano pleurerait, en l'honneur de sa vie ratée et de ses rêves brisés.
Mais on y était pas encore.
Pour l'instant, Bianca Grazziano Adorasti était en train de lui donner un dernier ordre.

"Prévenir modiste... hu-hum... Mabilozzini. D'accord, comme vous voudrez Madame. Mais, puis je me permettre de vous corriger, ici, nous sommes Ca'Grazziano. Pas Ca'Adorasti Madame, haha!
Si j'envoie votre modiste Ca'Adorasti, elle va se retrouver seule et bien ennuyée."
Il plissa le front quelques instants, signe qu'il était en train de réfléchir.
"A moins que... A moins que vous ne souhaitiez lui faire une farce?"

La princesse leva un sourcil intrigué alors que le valet s'exclamait qu'il était dommage qu'elle n'ait pas faim. Le cuisinier avait donc préparé un si succulent repas pour qu'il soit dommage de ne point y goûter ? Peu importait, Bianca n'avait pas envie de discuter ses envies, ou non-envies. De toute manière elle n'avait pas à discuter avec un valet tout court.

Si Bianca avait un peu plus prêté attention au serviteur qu'au feu de cheminée, elle se serait peut-être rendue compte que le regard d'Ivano se perdait un peu dans le vague au gré de sa confusion. Elle aurait alors certainement pris la peine de répéter un peu plus lentement afin d'être certaine que toute sa demande soit bien comprise. Mais dans l'immédiat, ce qui l'importait était de s'étendre dans un bon lit confortable et de passer une bonne nuit de sommeil afin d'être prête à affronter les difficultés qui ne manqueraient pas de la submerger le lendemain.

La jeune femme releva tout de même le regard vers Ivano tandis qu'il comprenait juste qu'elle était la soeur d'Ugo. Elle était surprise, mais ce n'était pas le genre de choses qui la vexait. Après tout, il était peut-être nouveau au palais.

"Je vous remercie." répondit-elle tout de même à ses voeux de bienvenue.

Puis à ses remarques suivantes, ce n'est pas un mais les deux sourcils qu'elle leva tout en regardant plus attentivement le valet.

"Non, je vous assure, nous en avons parlé au repas ce midi, je peux vous assurer que c'est ce soir et que je ne me trompe pas de date." dit-elle d'un ton assuré. "Vous pouvez vérifier, je suis même persuadée qu'il n'y a que la moitié du personnel dans les communs."

Ceci fait, ce fut un soupir qui franchit ses lèvres lorsque le valet en vint au sujet de la modiste.

"Fabiozzi, et non Mabilozzini. Et elle ne se retrouvera pas seule et bien ennuyée car demain je serai Ca'Adorasti. Et j'ai autre chose à faire que de faire des farces... vous pouvez disposer maintenant." trancha-t-elle, décidément trop fatiguée pour avoir la diplomatie qu'elle déployait d'habitude.

Il pouvait... disposer? Est ce que ça voulait dire qu'il était en fait dispensé toutes les taches qu'on lui avait confié? Yavait-il en réalité un bal? Les autres serviteurs avaient ils, encore une fois, décidé de l'écarter rien que pour le rendre triste? Ce sombre jour pluvieux où Ivano passerait la nuit à pleurer sur la cruauté humaine était il enfin arrivé?
Tant de questions, et si peu de matière grise pour trouver les réponses...

"Vous... Herm... Vous voulez que je... dispose?"
Ivano eut un sourire géné, et se passa une main sur le menton, pouffant à cause de l'étrangeté de l'ordre donné.
"Est ce que ça veut dire que je suis disposé d'effectuer tout ce que vous m'avez demandé?"
Son teint changea légérement, s'empourprant, alors que ses fins sourcils se fronçaient.
"Vous savez... Herm... Madame... (le mot fut prononcé avec un fond de mépris) Je suis largement capable d'effectuer ces taches. N'écoutez pas les autres ragoteurs qui servent de serviteurs ici, ils mentent et essayent de me faire passer pour un... idiot... (le mot avait cette fois ci était prononcé à voix basse, avec un regard dur attestant que cette insulte était véritablement abominable et sans fondement)
Mais je vais vous dire la vérité : je suis largement aussi capable qu'eux. Je peux prévenir votre modiste tout en rangeant le salon si vous voulez. Je vous le promet. S'ils racontent toutes ces bêtises sur moi... et s'ils ne m'invitent pas au Bal... c'est parce que "Monsieur" Gregorio m'en veut d'avoir appris les choses de la vie à sa soeur cadette. Ils font circuler un tas de fausses rumeurs sur moi depuis. Si! Et oui, si. Pourtant, c'est plutot moi qui devrait les lancer les rumeurs, parce que sur Gregorio et sa famille par exemple, hin hin, croyez moi, yaurait à dire!"

Et il continua comme ça pendant bien une minute et demie. Au final, la soeur du Prince en savait presque autant que lui sur la famille de ce fameux Gregorio. Certes, ces commérages avaient surement été fort ennuyeux à entendre, mais au moins, elle saurait que si jamais elle devait s'arrêter dans l'auberge du cousin du fameux Gregorio, elle ne devait en aucun cas demander le velouté de tomates. Sauf si elle voulait attrappe une "colique du Diable".
En réalité, si Ivano se mettait comme ça à déballer son sac, à raconter sa vie et ses malheurs, ce n'était pas parce qu'il n'avait personne à qui parler pour lui remonter le moral, non. Enfin, pas seulement. C'était aussi parce que cette dame était importante, elle serait surement sensible à son sort, et peut être ferait elle quelque chose pour que les autres arrêtent de se moquer de lui. Elle pourrait peut être faire pression sur son frère pour qu'il lui accorde un meilleur poste. Comme "Chef des Serviteurs". Ou plutot "Roi des serviteurs".
Il n'était pas venu à l'idée au pauvre imbécile une seconde que cette femme avait aussi peut être le pouvoir de le faire renvoyer s'il continuait à la retenir plus longtemps.

"Et voilà, vous savez tout maintenant. Effrayant n'est ce pas? Et il se permet après de donner des leçons aux autres... On devrait toujours nettoyer devant sa porte avant d'aller voir comment est celle du voisin."
Conclut il.
"Maintenant, à vous."
... "Maintenant, à vous". Il attendait de la part de Madame Bianca "entre deux fronts" Grazziano Adorasti des explications pour... quelque chose. Pourquoi pas. Ca existait les amitiés entre nobles et gens du peuple.
Une fois, le grand oncle du vieil Emilio avait discuté avec un Duc pendant plus de vingt cinq minutes. Plus de vingt cinq!
"Vous me dites être demain à la Ca'Adorasti, c'est cela? Ca doit être dur, cette situation, je compatis."
Annonça t il avec un regard mélant la tendresse et une petite pointe de pitié.
"Être là, tiraillée entre les deux familles.. Je crois que jcomprend ce que vous devez ressentir."

Ah?

C'était bien la première fois que Bianca rencontrait un serviteur aussi peu aidé... Alors qu'elle pensait le valet parti, le calme espéré fut de nouveau rompu par la voix du jeune homme qui posait des questions pour le moins stupides. La princesse laissa glisser sa main blanche sur son visage. Etrangement, elle était trop fatiguée pour avoir autant de patience que d'habitude, mais également trop fatiguée pour se mettre en colère. Etait-ce trop demander que d'avoir un peu de calme et un serviteur prompt à faire ce qu'on lui demande ? Celui-ci avait mal choisi son jour pour venir l'indisposer avec son idiotie.

"Disposer..., commença-t-elle lentement d'une voix fatiguée mais où pointait un soupçon d'agacement, signifie que vous pouvez me laissez seule et partir exécuter les ordres que je vous ai donnés. Est-ce plus clair prononcé de cette manière ? Puisque vous vous sentez capable d'effectuer les tâches que je vous ai confiées, ne perdez plus une seconde et allez-y !"

Mais le valet semblait en avoir décidé autrement et partit dans une longue et ennuyeuse description des tribulations d'un certain Gregorio qu'elle ne connaissait même pas et sa famille. Bianca était tellement épuisée et à bout de nerf qu'elle hésitait soit à éclater en sanglots soit à lui envoyer le bol de soupe en travers de la figure pour le faire taire.

"Maintenant, à vous."

"Oh c'est à moi, j'en suis fort aise..." dit-elle d'un air surpris.

"Ma situation ne vous regarde pas et peu m'importe si vous comprenez ou non ce que je ressens. Maintenant sortez d'ici et allez faire ce que je vous ai demandé avant que je ne décide de vous faire renvoyer." trancha-t-elle sèchement.

[Suite de Lara del Core - Secrets d'alcove]

L'imprévu. Le voilà, bête affreuse croisant si souvent son chemin... La jeune femme à laquelle elle voulait confier une si délicate mission s'était volatilisée. Evanouie. Elle avait pris la fuite, oiseau apeuré, incertaine téméraire.
Avec le manteau. Evidemment.
Lara avait encore l'ombre d'un amer sourire en y repensant.
Ce manteau.
Cependant elle était soulagée. Soulagée d'avoir pu rompre avec son lourd passé, d'avoir pu tirer un trait sur ses émotions pour ne laisser plus qu'une froideur calculatrice. Plus de symboles, de regrets. Juste un but. Elle avait longtemps marché dans son incertaine Venise, perdue dans un faux froid qui avait des touches de mystère. Arpentant les calli secrètes, les bijoux que seule une vénitienne pouvait connaître. Elle avait ressassé ses plans et ses pensées. Elle s'était préparée à la suite. Plus aucune hésitation face au mensonge. Elle n'était plus qu'un masque désormais. Rentrée au palais à une heure tardive, elle avait appris que le prince avait dû s'absenter. Son cousin. Ce mot la faisait toujours rire.
Mais d'un rire froid derrière lequel vivaient des larmes salées. On lui avait dit également que la princesse se trouvait dans le petit salon. C'était parfait. Connaître la fameuse Bianca Grazziano Adorasti. Celle qui n'était qu'un frêle pont plongeant sur le vide noir. Le pont entre les deux familles. Celles qui s'étaient déchirées Venise. Jusqu'à la derrière goutte d'eau verdâtre de l'inquiétante lagune.
Lara marchait donc à la recherche du petit salon... et du premier pion qui allait prendre place sur son échiquier. Ou mieux. Pas simple pion. Pivot de l'action, véritable reine flottant entre deux mondes opposés.
Son pas résonnait comme feutré, enveloppé d'opprimant velours, adouci par un écho inhabituellement gentil. Ses yeux bleus étaient remplis d'interrogatifs. La princesse.
La vraie Lara lui en avait parlé.
Beaucoup.
Maintenant qu'elle était apparemment arrivée à destination elle pouvait distinguer des voix.
Un échange intriguant, presque burlesque, entre le pantin rouillé et la rose fanée. Lasse.
Voilà ce qu'était la voix de la princesse. Lara, après avoir ri intérieurement à l'écoute des quelques bribes qu'elle avait pu saisir, décida de mettre un terme au tourment de Bianca et entra dans la pièce non sans avoir frappé pour annoncer son entrée.
Un sourire à l'égard de la princesse.
Fragile et splendide comme elle l'avait imaginée.
Sa voix s'échappa de ses lèvres minces grave et envoûtante. Les yeux brillaient d'intelligence.

"Bonjour... ou plutôt bonsoir... Je me vois navrée de vous importuner mais je souhaitais m'annoncer. Lara del Core, votre cousine, dont vous avez sans doute appris l'arrivée par votre frère."

Voilà qui était assez. Clair et cordial. Sans entrer dans les détails. Elle n'offrit même pas un regard à l'animal oublié de Dieu qui se dressait encore près d'elle. Il n'en valait aucunement la peine.

"Avant que quoi?"
Avant qu'elle ne décide de le faire renvoyer? Seigneur Dieu..
Ivano blémit à vue d'oeil, jusqu'à devenir si pale qu'il en fut presque transparent. Assez brusquement, le serviteur commença à perdre le controle de ses moyens. Il bafouilla quelques mots incompréhensibles, eut la vue brouillée et fut forcer de se tenir à une chaise, sentant que ses pauvres jambes allaient bien vite lacher.
Il lui fallait de l'air. Et un verre d'eau. Rapidement. Les sensations fortes dans ce genre là n'avaient jamais été bonnes pour lui. Même enfant, souvent, il lui arrivait de s'évanouir. Principalement quand il s'écorchait, ou qu'on le laissait trop longtemps regarder le feu dans la cheminée. Dans ces cas là, son père le mettait dehors, lui jetait un peu d'eau à la figure, et lui envoyait une gifle à lui déboiter le cou.

Et toujours, après, tout allait soudainement mieux. Depuis, il avait toujours utilisé du même procédé contre ces petits malaises. Un verre d'eau et un peu d'air frais. Il avait finalement découvert que la gifle n'était pas une pièce clé du traitement.

"Herm.. Je.. Ecoutez je.. Je m'excuse mais... Enfin c'est que.. Je ne.. Je ne p.."
Respirant avec difficulté, le serviteur redressa la tête, et observa son interlocutrice en face. Il avait désormais l'impression de la voir à travers un dense voile noir, ce qui donnait à la Princesse Adorasti l'apparence d'une sorte de fantome obscur sorti tout droit des pires cauchemars du simplet.

Lorsque la seconde femme arriva, Ivano était tellement terrifié qu'il ne la salua même pas. S'il avait eu un peu plus d'energie, sans doute aurait il mis cette femme dehors, puisqu'il était évident que Madame Bianca ne souhaitait pas parler à qui que soit (étant donné qu'elle avait refusé la charmante compagnie qu'il lui offrait). Mais vu les circonstances, il préféra s'éclipser.
Et puis après tout, Madame Bianca était si désagréable qu'elle méritait d'éjecter les importuns elle même.

"Bien herm... Ecoutez je.. Je ne.. J'ai du.. J'ai du travail.. Je vais.. Je vais vous laisser."
Sur ces mots, Ivano s'était retiré. Il était allé faire un tour dehors, puis aux cuisines, s'était servi à boire, et puis, sentant qu'il n'allait toujours pas mieux, avait décidé de refaire un tour dehors.

[Jardin du Castello - J'éditerai]

Quand le valet se mit à bafouiller, la princesse leva le regard vers lui et constata qu'il était blanc comme un linge. Un peu perplexe, elle se dit que la menace avait du agir et lui faire prendre conscience que son comportement était inacceptable. Elle se promit de demander à son frère la raison d'avoir gardé un valet un peu simple parmi ses serviteurs. Jamais son époux accepterait, lui, d'avoir à son service ce genre de personne. La princesse Bianca n'avait pas de ressenti particulier envers les hommes et les femmes un peu lents, mais ce valet là était venu l'ennuyer au mauvais moment.

Enfin il décida de se retirer. Bianca l'encouragea vivement d'un signe de tête et le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse.

*Ce n'est pas trop tôt..*

D'un autre côté, la princesse avait la nette impression qu'aucune de ses consignes ne seraient exécutée, ce qui était très ennuyeux. Elle devrait donc faire venir un autre domestique pour qu'enfin une chambre lui soit préparée et qu'elle se repose. Une douleur sourde, peu violente mais désagréable dans le bas de son ventre l'épuisait littéralement.

Cependant, c'est avec un sourire courtois sans rien laisser paraître, qu'elle se tourna vers la jeune femme qui venait d'entrer. Bianca lui désigna un siège pour qu'elle prenne place.

"Je suis ravie de vous rencontrer Lara. Effectivement Coriolano, m'avait prévenue de votre arrivée. Pardonnez-moi ma tenue, je ne suis guère présentable mais je suis..."

Elle était quoi ? Enceinte ?

"... souffrante."

Lara avait vaguement remarqué que le valet -si on pouvait l'appeler valet, chose dont elle doutait fortement- s'était éclipsé, laissant les deux femmes seules dans la pièce et apportant visiblement un peu de soulagement à la princesse. Elle s'était installée sur un siège et avait eu tout loisir d'observer Bianca plus attentivement.
Effectivement, elle ne semblait pas seulement fatiguée. Quelque chose rendait ses yeux plus luisants, sa peau plus tendue... Lara s'était attendue à trouver une jeune femme à la beauté fraîche, mais elle trouvait là une princesse certes splendide mais vidée de toute énergie.
De toute façon, ce n'étaient pas ses affaires. Enfin... elle aimait tout savoir, mais ça ne la regardait pas. Qu'aurait fait une cousine, déjà?

Ah oui. Elle aurait souri chaleureusement, et parlé avec gentillesse.

"Oh ne vous inquiétez pas, je sais que l'heure est mal choisie pour une visite..."

Après un énième sourire, elle proféra d'un ton mi-ironique mi-sérieux:

"L'air de Venise est-il donc si néfaste?"

Peut-être n'était-ce pas l'air mais les personnes qui l'habitaient... Des vers qui rongeaient une pomme qui du dehors semblait merveilleuse mais qui se révélait infecte quand on découvrait sa vraie nature...
Se rendant compte un peu tard que sa phrase pouvait être mal vue, elle s'empressa de rajouter:

"Mais je vous trouve... magnifique malgré vos soucis."

Elle avait conscience que le mot magnifique sonnait ridicule, mais elle ne pouvait pas vraiment dire "en forme", non?

"Ne vous inquiétez pas pour l'heure." la rassura-t-elle en se redressant une nouvelle fois dans l'ottomane et replaçant la couverture sur elle.

La princesse sourit légèrement et observa sa cousine. Cela faisait si longtemps qu'elles ne s'étaient pas vu qu'elle aurait été incapable de la reconnaître parmi d'autres femmes de la cour.

"J'espère que vous avez été mieux lotie que moi et que vous disposez d'une chambre à votre convenance." plaisanta-t-elle, un sourire léger derrière ses doigts.

"Je doute que le valet qui vient de sortir me donne entière satisfaction quant aux directives que je lui ai données. Enfin, peu importe..."

Tout en parlant, Bianca s'amusait à chercher dans le visage de sa cousine un point de ressemblance avec elle. La couleur des yeux ? Non, ceux de Lara étaient beaucoup plus intenses et les siens très clairs. Les cheveux peut-être, oui...

"L'air de Venise... ou bien, les personnes qui l'habitent..." dit-elle d'un ton légèrement ironique, ignorant qu'elle prononçait tout haut ce que Lara venait de penser.

"Je n'ai pas à me plaindre." rectifia-t-elle en souriant. "Venise est une ville magnifique et le palais de mon frère se trouve non loin de celui de mon époux."

Sous l'air badin et amical de la conversation, Lara voyait qu'elles se sondaient mutuellement, testant les failles, les répliques, les gestes spontanés... Elle laissa vaguer ses yeux bleus sur les meubles qui l'entouraient, avant de se focaliser à nouveau sur son interlocutrice.

"Oh oui je n'ai nul reproche à faire sur ce point, on m'a installée plus que convenablement..."

Elle sourit à la remarque de Bianca sur cette sous-espèce d'animal qui lui avait fait la fleur de partir sans demander son reste. Peut-être devait-elle s'enquérir d'un autre serviteur? Non, cela aurait sans doute été un comportement trop serviable de sa part...

L'intérêt de la jeune femme, semblant avoir décru lors de cet échange plus qu'anodin, se réveilla alors que Bianca prononça les mots qu'elle aurait voulu rajouter... Oh, bien peu la princesse pouvait savoir de ce que Lara en savait réellement, des vénitiens, mais sa franchise avait quelque chose de frais qui plut à sa "cousine".
Elle n'imaginait pas que revenir à Venise puisse être un tel amusement... Ce n'était pas ce qu'elle avait recherché par sa complexe mascarade, mais c'était sûrement ce qu'elle allait trouver...
Elle décida encore une fois de ne pas relever la phrase. Ce fut la suite qui l’interpella, Avait-elle seulement imaginé un éclat presque cynique dans les yeux fatigués de Bianca?
Emaciée, malade, était-elle aussi heureuse qu'elle ne le prétendait? Certes sa situation devait être odieuse, simple bout de chiffon ballotté, utilisé, arme à deux tranchants, manipulée par deux mains distinctes...

"J'ai appris en effet il y a peu de votre mariage. Je n'ai même pas pu vous féliciter... Bianca, vous voilà au sommet de Venise!"

Un ton qui se voulait enthousiaste... Mais qu'y avait-il vraiment derrière? Jalousie? Détresse? Ces éternels doutes... ces doutes qu'elle ne pouvait refouler. La princesse n'était pas la seule personne à ressentir le besoin de repos ce soir...

"Mais je crois que je vais disposer, et vous laisser à un repos sûrement mérité..."

Sur ce, elle se leva de son siège et sourit à la princesse, d'un air protecteur.

Bianca hocha légèrement la tête quand Lara lui assura qu'elle était bien installée. Elle savait parfaitement que son frère logeait bien ses hôtes, la tournure avait juste été ironique par rapport à elle. Non pas que son frère l'accueillait mal, bien au contraire, mais le fait était là, elle aurait aimé pouvoir se reposer dans une chambre plutôt que dans un petit salon après ce qu'elle venait de vivre... physiquement et psychologiquement.

Les paroles de sa cousine la firent sortir de ses rêveries.

"Au sommet de Venise ?" répéta-t-elle, presque étonnée malgré la véracité de cette expression.

"J'ai pourtant plus l'impression d'être perdue entre deux montagnes..." répondit-elle en regardant le feu qui crépitait.

"Je vous prie de m'excuser, la fatigue me fait dire ce que je garde d'habitude pour moi. Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mes ressentiments." ajouta-t-elle en tournant vers Lara un sourire qui se voulait rassurant.

"Votre visite m'a fait plaisir Lara. Nous nous verrons peut-être demain."

Lara prit congé avec un sourire doux et qui se voulait rassurant, pour répondre aux craintes et incertitudes de la princesse... Pauvre petit oiseau sous le gel, tremblant face à des forces plus grandes que lui...

Un bref instant un éclair de compassion traversa la blonde tête de la femme... qui se dissipa bien vite en repensant aux raisons qui l'avaient fait recouvrir le rôle de la cousine Grazziano.

"Ne vous inquiétez point, vous me voyez charmée par votre franchise et ravie que nous ayons pu nous... retrouver."

Elle fit un pas en arrière, et lança un dernier:

"Je vous souhaite une bonne nuit, Bianca."

Puis elle sortit tout en souriant encore. Qu'y avait-il de plus faux qu'un sourire? Cet étirement des lèvres dur et forcé, un masque bien plus puissant qu'un amas de tissu... Un sourire. Une façade dangereuse... il ne fallait que trouver l'art de la briser.

Qu'allait-elle faire maintenant? Faisant les cent pas dans le couloir décoré, elle hésitait encore.

[A éditer]

Après la sortie de Lara, Bianca se retrouva seule, mais cette solitude dépassait largement le fait de ne pas avoir de compagnie dans ce petit salon. Elle avait l'impression que cette grossesse "subite" allait la couper du monde et des personnes qu'elle aimait car il était évident qu'elle était la seule à savoir ce qu'elle ressentait. Elio ne savait encore rien qu'elle l'entendait déjà, lui et tous les autres. Que s'était-il donc passé pour que cette "situation" arrive ? Etait-elle folle ?

Bianca balaya ses idées qu'elle avait maintes fois retournées dans sa tête et se redressa sur l'ottomane. Elle inspira profondément et se leva lentement pour se mettre sur ses pieds. Maître Barozzi lui avait dit de rester allongée pour la soirée mais elle avait besoin de bouger. La princesse fit quelques pas prudents et s'approcha d'un grand miroir.

Elle leva les yeux vers son reflet et se dévisagea. Elle était encore pâle, mais ce n'était pas cela qu'elle voulait regarder. Son regarde descendit et sa main glissa sur le tissu de sa chemise recouvrant son ventre. A peine.. si léger renflement, si discret, comment cela pouvait-il être possible... ?

La princesse fut prise d'un léger vertige et pensa plus raisonnable de retourner s'allonger, ce qu'elle fit sans tarder. Elle ne prit même pas la peine de tirer une nouvelle fois le cordon de soie pour appeler un serviteur. Elle ne voulait plus voir personne pour ce soir et n'avait aucune envie de composer de nouveau un visage agréable ou rassurant car rien de ce qu'elle ressentait n’était agréable ou rassurant.

Bianca posa la tête sur un coussin, le regard fixement posé sur le feu dansant. Mais bientôt la fatigue prit le dessus sur l'angoisse et la princesse s'endormit profondément.

[Appartements de Bianca]

[La Maison du Médecin - Le Salon-Bibliothèque]

"Mais si je vous assure, ce concert est une idée de monsieur Catanei, pas la mienne..." fit la voix de Donatella à sa gouvernante tandis que les portes du petit salon s'ouvraient sur les silhouettes des deux femmes.

La jeune baronne lui avait raconté la conversation que Demetrio et elle avaient eu à propos des rumeurs de la ville mais le chaperon de la jeune fille avait ramené d'elle-même la discussion sur le concert, doutant fortement que cette idée soit excellente.

"Il doit trouver que je suis douée pour le violon..." ajouta-t-elle pensivement alors que sa gouvernante la regardait d'un air plus que sceptique.

"Ah, voyez, je ne suis pas en retard, la marquise n'est pas encore là." fit-elle avec un sourire.

"Je suis ravie de constater qu'elle et moi nous entendons bien, c'est une femme très agréable et elle ne s'ennuie pas de parler avec moi autour d'un thé." ajouta-t-elle l'air ravie.

Donatella prit place dans un des fauteuils et son regard balaya la pièce avant de s'arrêter net sur un vase fleuri posé sur une console. La jeune fille se releva aussitôt et s'en approcha d'un pas vif. Retirant un napperon de la console voisine, elle vint en recouvrir les roses rouges.

"Quelle horreur... !" murmura-t-elle.

Elle retourna s'asseoir et parut satisfaite du changement.

"J'ai bien cru qu'il allait me demander ma main..." redit-elle d'un air vague alors qu'elle lui avait déjà raconté l'épisode.

"Mais il voulait juste décrocher l'archet qui s'était coincé dans ma robe... Oh ne riez pas, ce n'est pas drôle !" dit-elle en fronçant le sourcils pour réprimander la jeune femme qui n'avait pu se retenir de pouffer.

Donatella releva le menton et croisa les bras d'un air renfrogné.

Citation :

".. a prononcé votre nom lors d'une promenade. La duchesse de Châteauroux en a manqué un pas mais Monsieur de Richelieu n'a pu que sourire en se détournant. On dit qu'il pousse vers l'avant une autre de ses protégées, mais je vous en dirai plus une autre fois et cela vous fera sourire.

Mes meilleures pensées ne vous quittent pas,
Jeanne-Françoise Quinault-Dufresne"

La Marquise glissa la lettre dans un pli de sa robe avec un sourire. Ainsi, même éloignée elle n'était pas oubliée. Un rien de rose aux joues, la flatterie lui allait bien, elle poussa les portes et s'avança dans le salon. Le temps d'un battement de cils, elle eut une illusion de rires et de musique. Mais son regard sombre balaya la pièce et la réalité s'imposa. Dieu que l'absence de rires lui faisait regretter Versailles... et Louis. Elle s'était tant amusée à fréquenter les salons littéraires et les soirées libertines. Venise lui apparut soudain fade et elle fut presque fachée d'avoir reçu des nouvelles.
Mais la si charmante petite baronne Visconti était arrivée et l'attendait déjà.
Allons le temps était à la comédie, elle s'avança les mains tendues.

"Ma chère Donatella, vous n'imaginez pas comme je suis ravie de nos conversations."

Elle serra les mains de la jeune fille entre les siennes tout en détaillant discrètement sa mise et fronça le nez.

"Mais voyons que nous vaut cette pauvre figure ?"

L'aspect étrange d'un bouquet à la limite de son champ de vision lui fit tourner la tête.

"Eh bien mais voici autre chose ! Qu'est-ce encore que cette fantaisie !"

D'un pas vif, elle alla cueillir le napperon masquant les fleurs.

"Baronne vous n'êtes pas raisonnable. Il faut cesser ces caprices, ou tout le monde rira de vous. Allons, racontez-moi ce qui vous contrarie."

Ayant délaissé la broderie, elle vint s'installer confortablement sur le sofa qui faisait face à la jeune fille et tapota la soie amande de sa robe d'après-midi. Arrangeant distraitement un ruban de son décolleté, elle congédia la gouvernante pour laquelle elle n'avait pas eu un regard.

"Laissez-nous, ma fille, je vous prie. Et ayez la bonté de nous faire apporter du thé, vous serez gentille."

La voix de Ligeia résonna dans le petit salon et la baronne tourna la tête vers elle, un sourire fendu d'une oreille à l'autre.

"Marquise, je suis ravie de vous revoir." dit-elle en serrant dans les siennes les mains qu'elle lui tendait.

Alors qu'elle pensait voir la jeune femme s'installer tranquillement face à elle, Donatella eut la mauvaise surprise de la voir s'approcher du bouquet de roses qu'elle avait soigneusement recouvert. La jeune fille fronça le nez alors que le napperon fut retiré. Elle soupira et se résigna sans montrer rien de plus qu'un regard soigneusement dévié.

"Ce ne sont pas des caprices Marquise.. mais je trouve cela tellement laid... et répugnant..." tenta-t-elle de s'expliquer.

La jeune fille sentait en présence de Ligeia, comme avec sa gouvernante, le besoin de se justifier. La marquise tout comme sa gouvernante voulaient uniquement son bien et Donatella se sentait obligée de s'expliquer. Mais tout cela était en réalité inexplicable car il s'agissait là que de simples sentiments.

"C'est comme cela.. je ne le supporte pas... De toute façon, on rit déjà de moi pour d'autres affaires." ajouta-t-elle en lançant un regard oblique à sa gouvernante.

Le regard de Donatella s'égara sur la jolie robe de la marquise et observa son geste pour redonner la forme au tissu et arranger le noeud du décolleté. Elle se rendit compte que c'était là des gestes qu'elle n'effectuait jamais, sauf en cas de nervosité où elle devait tripoter quelque chose... et encore, cela n'arrangeait guère sa mise.

Alors que Ligeia donnait son congé à sa gouvernante, la jeune baronne tenta d'imiter la marquise et lissa un pan de sa robe du plat de la main. Le geste fut sûrement trop énergique car elle se retrouva avec un noeud de brocart dans la main. Donatella ouvrit la bouche puis la referma, dépitée. Son noeud décousu entre les doigts, elle releva les yeux vers la marquise qui lui demandait ce qui la tracassait.

"Et bien... J'étais avec mon professeur de musique cet après-midi et à un moment donné, je l'ai vu s'agenouiller devant moi sans raison apparente. J'ai cru qu'il allait me faire une demande en mariage alors qu'en réalité il voulait simplement décrocher l'archet du violon qui s'était coincé dans ma robe. Je suis maladroite... constatez par vous-même." dit-elle en lui montrant le noeud défait de sa robe.

"Je suis baronne et je suis maladroite... je ne suis rien d'autre, voilà bien mon problème..." expliqua-t-elle, son air joyeux envolé de nouveau.

"Et bien, ma chère petite, si la grâce ne vous est pas innée, il ne tient qu'à vous de l'acquérir. Pour ce qui est du reste... Vous ne devriez pas accepter que l'on vous moque. Cela n'est pas supportable. Vous n'aimez pas ces roses ? Très bien, vous n'avez pas à souffrir ce qui vous dérange, faites-les retirer."

Un geste léger de la main et la servante venue servir le thé emporta le vase incriminé hors de la pièce.

"Ce dégoût que vous éprouvez est bien ennuyeux. Il vous faudra souvent passer par dessus vos répugnances, n'oubliez pas que nous vivons dans un monde d'apparences. Le monde se fiche bien de vos sentiments à moins qu'ils puissent être utilisés contre vous."

Du coin de l'oeil, avant que la porte ne se referme, Ligeia aperçut la gouvernante qui se tenait dans le couloir. Elle se pencha vers la jeune fille qui lui faisait face.

"Votre gouvernante... Comment vous dire... Pensez-vous réellement que cela serve vos intérêts ? Vous n'êtes plus une enfant, vous devriez choisir un chaperon moins..." Elle eut un sourire emprunt de malice" ...présent. Ces messieurs apprécient l'innocence, voyez-vous. Mais seulement s'ils peuvent nourrir l'espoir d'y goûter un jour."

L'éventail bruissa en se déployant et la Marquise s'étant rafraîchie, laissa tomber le regard sur le noeud de satin arraché.

"La maladresse peut avoir un certain charme. Cependant, je suis d'avis qu'il vaut mieux la feindre qu'en être victime. Ne la reconnaissez jamais. Un ruban s'est détaché ? Pourquoi cela serait-il de votre faute ? Il fut très certainement cousu de travers ! Soyez colérique et l'on vous reconnaîtra du caractère, excusez-vous et l'on vous attribuera de la mollesse."

Elle se tut le temps de prendre un peu de thé tout en détaillant la mise de Donatella et une petite moue froissa ses lèvres alors qu'elle reposait la tasse de porcelaine.

"Il faudra remédier à cela également. Mais pour en revenir à ce qui nous préoccupe, un maître à danser vous serait plus utile qu'un maître de musique. Il vous apprendrait le maintien et vous enseignerait à évoluer avec grâce, nous nous occuperons de cela. Mais puisque nous abordons le sujet, parlez-moi un peu de ce musicien qui occupe votre esprit. Est-il du meilleur monde ?"

La baronne posa le noeud décousu de sa robe sur la console à sa portée et regarda la marquise alors qu'elle la conseillait.

"Acquérir la grâce... l'idée est belle mais la marche à suivre m'est inconnue. Je n'ai jusqu'ici trouvé personne qui puisse me l'enseigner de façon efficace..." répondit-elle avec une légère moue.

Puis, observant le bouquet de roses emporté par la servante, Donatella resta interdite en clignant des paupières. Pourquoi n'y avait-elle pas pensé toute seule ? Pourquoi cacher ce qui la dérangeait plutôt que de tout simplement le faire enlever de sa vue ? Cela dit, ce système avait ses limites, car en présence du prince Raffaele, elle ne pouvait demander à le faire se déshabiller. Cette pensée la fit s'égarer dans une courte rêverie qui lui donna l'air absente jusqu'à ce que la marquise reprenne la parole.

"Je sais bien que je dois prendre sur moi concernant ma faiblesse mais que voulez-vous, je ne peux me contrôler. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé, je vous le jure. Je suis persuadée qu'il y a bien quelque chose qui vous répugne également, n'est-ce pas ?" demanda-t-elle. L'idée que Ligeia ait également une faiblesse qui lui faisait perdre ses moyens l'aurait rassurée.

Voyant la marquise se pencher vers elle comme pour lui glisser une confidence, Donatella en fit de même et l'écouta attentivement. La baronne ne répondit pas immédiatement, se laissant le temps de la réflexion.

"J'entend parfaitement vos raisons. Mais je puis vous assurer que ma gouvernante est à mes côtés dans l'unique but de servir mes intérêts et de m'aider dans mes démarches. Voyez-vous, elle m'est de bon conseil lorsque je ne sais pas me décider par moi-même. Hum.."

Donatella se garda d'ajouter que cela était pratiquement systématique. Elle ne laissa pas le temps à la marquise de répondre et poursuivit.

"Voulez-vous dire par là.. que je serais plus courtisée si j'étais plus.. indépendante ? Dois-je donner son congé à ma gouvernante le temps de certaines soirées mondaines ? Si vous me le conseillez, je le ferai, mais je ne voudrais pas peiner mes parents qui l'ont engagée pour rester à mes côtés, vous comprenez ?"

Donatella prit une tasse de thé et y trempa ses lèvres tout en écoutant les nouveaux conseils de la marquise concernant sa maladresse. Au fur et à mesure des paroles de Ligeia, la tasse de thé quitta ses lèvres lentement et tout aussi lentement, descendit jusqu'à ses genoux tandis qu'elle regardait son interlocutrice intensément, comme fascinée. Et c'est d'un ton détaché, comme quelqu'un ayant reçu une illumination divine qu'elle répondit.

"Ne pas s'excuser.. colérique et reporter la faute sur les autres... oui... elle aurait fait pareil.."

Donatella eut un petit peu de mal à reprendre contact avec la réalité tant elle était perdue dans ses pensées et sa réflexion. Voulant reposer sa tasse de thé sur la table, sa main emporta au passage le plateau de biscuits qu'une servante était en train d'y poser, les faisant s'éparpiller au sol.

"Oh non je suis dé.. je...... Vous pourriez faire attention tout de même, regardez ce que vous avez fait !" s'exclama-t-elle en jetant un regard mauvais à la servante qui se confondit en excuses tout en ramassant les biscuits.

Donatella la suivit du regard alors qu'elle reportait le plateau en cuisine pour en chercher d'autres. Ce n'est que lorsqu'elle disparut de sa vue qu'elle regarda de nouveau la marquise. La jeune baronne n'avait pas l'air victorieuse ou amusée, mais simplement soulagée et satisfaite.

"Il me semble que j'apprend plus vite avec vous... vous savez trouver les bons conseils je crois..." dit-elle, l'air songeur.

"Pour en revenir au musicien qui m'enseigne le violon, c'est un gentilhomme très respectable, aimable et très patient, probablement la qualité que je préfère chez lui. J'apprécie vraiment les cours que je prends à ses côtés mais je ne serais pas contre quelques cours de maintien en plus. Connaissez-vous un maître à danser que vous me recommanderiez ?"