Le Petit Salon

"De nombreuses choses, et de personnes, me répugnent ou m'ennuient. Ce qui revient à peu près au même. Cependant, je m'efforce de ne point exposer ce qui pourrait me nuire. Croyez-moi, si vous voulez survivre dans ce monde, apprenez à serrer les dents sans que cela ne paraisse. Pour en revenir à votre gouvernante... Je comprends votre sentiment mais je suis persuadée qu'elle appréciera que vous lui donniez sa soirée de temps en temps. Après tout, ces gens-là ont bien le droit de s'amuser également, n'est-ce pas ?"

Un petit mouvement de la main, accompagné d'un plissement des lèvres montra combien la chose lui était indifférente. La Marquise observa Donatella s'en prendre à la servante qui sortit précipitamment et haussa un sourcil.

"Ignorer la maladresse de cette pauvre fille eut été aussi efficace... Mais enfin, c'est un premier pas."

Ligeia se donna le temps de savourer un peu de thé. Sa main fine hésita un instant au dessus des biscuits pour finalement n'en choisir aucun. Son attention se reporta sur Donatella et un sourire doux vint adoucir son regard sombre.

"Vous pardonnerez mon indiscrétion mais..." Elle approcha son éventail de ses lèvres, cherchant les mots qui conviendraient à la jeune baronne " Ce gentilhomme, dont vous parlez avec chaleur, vous inspire-t-il un sentiment particulier ? Cette anecdote que vous me racontiez, celle à propos de l'archet. Vous n'y pensiez pas sérieusement, n'est-ce pas ?"

Elle ne grondait pas mais espérait que d'elle-même, Donatella, aurait pris conscience de l'incongruité de ses espérances.

Beaucoup de personnes la répugnaient et l'ennuyaient ? Donatella fut contente de savoir qu'elle ne faisait pas partie de ce lot là. Mais la baronne n'était pas vraiment d'accord lorsque la marquise assurait que cela revenait au même. Comme dans le cas du bouquet de fleurs, Donatella ne faisait pas face à un ennui ou une simple répugnance. Il s'agissait là d'une réelle aversion qui pouvait jusqu'à la faire défaillir si elle insistait. Mais Donatella ne dit rien pour ne pas sembler trop insistante. Visiblement Ligeia ne comprenait pas l'ampleur de sa phobie. D'ailleurs, personne ne l'avait jamais vraiment comprise. D'un autre côté, la baronne ne voyait pas comment cela pouvait être utilisé contre elle. Elle ne se faisait donc pas trop de souci.

Donatella balaya ces pensées désagréables lorsque revint le sujet de sa gouvernante. La marquise lui confirma qu'elle devait se détacher un peu d'elle pour s'intégrer dans la société vénitienne et le milieu mondain.

"Très bien alors, je suivrai votre conseil. Mais que devrai-je faire si alors je me trouve avoir besoin d'un avis et qu'elle n'est pas à mes côtés ? Si je prenais une mauvaise décision... Oh je sais bien que je m'angoisse pour un rien, mais j'ai peur de faire des faux pas..."

La réflexion que fit Ligeia concernant le petit accident de biscuit avec la servante la laissa perplexe. Donatella regarda la marquise avec une moue déçue.

"Ignorer ? Mais si j'avais ignoré l'incident, c'était ma maladresse à moi qui aurait été relevée.. puisque c'est moi qui ait renversé l'assiette..." finit-elle en murmurant pour n'être entendue que de la marquise.

"J'essayais juste de suivre vos conseils précédents.. rejeter la faute sur les autres.. ça me semblait une bonne idée.." dit-elle, visiblement de nouveau perdue dans la marche à suivre.

La baronne soupira et but une grande gorgée de thé pour se changer les idées. La conversation revenait sur Demetrio, voilà qui était plus intéressant. Mais la question de la marquise sous entendant l'absurdité de la scène de l'archet la fit rougir de honte.

"Et bien... oui.. enfin non.. je veux dire.. pourquoi pas après tout ? C'est un homme que j'apprécie vraiment.. vraiment beaucoup, il est normal que j'ai cru qu'il.. qu'il voulait.. enfin..."

La baronne reposa sa tasse de thé et s'éventa vivement, mal à l'aise.

"Tout ça c'est passé en un instant, il ne vous arrive jamais à vous d'avoir des idées qui vous traversent l'esprit même si elles sont guères réalistes ?" demanda-t-elle brusquement, visiblement vexée.

"Voyons ma chère, ne prenez pas la mouche."

Un sourire amusé dansa sur les lèvres parfaitement dessinées de la Marquise.

"Tout le monde a un jour ou l'autre une pensée saugrenue, rassurez-vous. J'ai moi-même un court instant, il y a de cela quelques temps et sur un coup de coeur, pensé à prendre un nouvel époux. N'était-ce pas une idée tout à fait absurde ? J'ai heureusement repris mes sens rapidement, il y a tant de choses pour lesquelles un homme séduisant peut être utile qu'il aurait été réducteur d'en faire un mari."

Le regard sombre enveloppa la jeune baronne.

"Bien entendu, ceci ne s'applique pas à vous. Il est vrai qu'à votre âge, il devient impératif de vous établir. Cependant, et vous me permettrez ce nouveau conseil, ne vous jetez pas à la tête de n'importe quel homme. Un mariage est un contrat, il convient de bien choisir son partenaire, sans le prendre pour ce qu'il n'est pas. Je suis d'ailleurs fort étonnée que vos parents ne s'y soient pas eux-mêmes employés. A moins que vous n'ayez refusé les partis qu'ils proposaient ?"

La jolie tête s'inclina, curieuse de détails, engageante.

"Dites-moi vos aspirations, je suis certaine que vous avez votre idée sur celui qui vous conviendrait." Elle baissa la voix, confidente attentive. "Peut-être y a-t-il quelqu'un même au sein de cette maison ? Ne pensez pas que je sois curieuse, mais puisque vous dites avoir quelques fois besoin d'un avis extérieur, sachez que je puis vous écouter et que n'étant pas de votre parenté, mes opinions seront sans doute moins partiales."

Donatella se calma et effaça la moue vexée de son visage. Oui, il arrivait à tout le monde d'avoir une pensée subite et saugrenue, sauf que la pensée subite qu'elle avait eu en présence de Demetrio n'avait rien de saugrenue à ses yeux. Mais peu importait car ce qu'elle lui avoua éveilla sa curiosité.

"Vous remarier ? Pourquoi jugez-vous cela absurde ? Pourquoi un homme séduisant, comme vous dites, ne pourrait pas être votre époux ? J'avoue ne pas vraiment vous suivre sur ce point..." dit-elle les sourcils froncés d'incompréhension.

"Quant à moi, effectivement, il est grand temps que je trouve un époux" répondit-elle en soupirant. Elle hocha la tête à ses conseils mais ajouta.

"Je sais bien que je ne dois pas me contenter du premier venu mais ils sont déjà si rares à s'intéresser à moi que si en plus de cela je suis difficile, je finirai vieille fille." fit-elle remarquer, l'air morne.

"Quant à mes parents, ils ont dit préférer que je choisisse moi-même mon époux plutôt que de me l'imposer. Il ne voulaient pas me brusquer vous comprenez.. mais en fait j'aurais préféré..." soupira-t-elle. "L'affaire eût été moins complexe et moi moins tourmentée."

Alors qu'elle lui demanda en quelque sorte de décrire son idéal masculin tout en laissant planer l'hypothèse qu'il y en avait peut-être miraculeusement un au sein même du palais, le coeur de Donatella sembla s'enflammer et ses yeux regardèrent le plafond tandis que ses deux mains étaient posées sur son coeur.

"Je le vois grand, le regard sûr, de belles mains, galant, honnête et protecteur... et noble bien sûr." décrit-elle, les yeux brillants de convoitise.

"Y'en a-t-il un qui répond à cette description à Ca'Grazziano ?" demanda-t-elle pleine d'espoir.

"Si oui, il faudra absolument que vous m'aidiez sur les choix de mes tenues, et de ma coiffure.. et de.. tout ça." dit-elle en décrivant de son index un grand cercle autour de son visage pour lui faire comprendre qu'elle parlait du maquillage.

"En fait.. même s'il n'y en a pas ici.. il serait intéressant que vous m'aidiez sur ces points là quand même..." dit-elle après réflexion. Ca pouvait toujours servir.

[La Maison du Négociant en Epices - L'Arrière Boutique]

Le Prince, de retour, s’était mis à son aise et arpentait désormais les couloirs du palais, à la recherche de quelque chose. Ou plutôt, de quelqu’un. Certainement l’une des personnes qui le connaissaient le mieux aujourd’hui, avec qui il était possible de parler sans trop se dissimuler. Le comédien avait toujours besoin de repos. Et ce repos n’était absolument pas là. Il marchait, marmonnant « Où diable est-elle ?! », ignorant les regards insistants des domestiques, et poussant parfois un long soupir. Il passa devant la porte fermée du petit salon bibliothèque, des voix lui parvinrent, il continua son chemin, mais il finit par revenir sur ses pas. Cette voix ? Il la reconnut, tout comme l’autre. Ce qu’il entendit le fit d’ailleurs sourire, raison pour laquelle il n’entra pas immédiatement.
Son oreille s’avança, attentive. « Je le vois grand. », Samuele hocha la tête, les yeux clos en signe de satisfaction. « Le regard sûr. », il avait mille regards. « De belles mains. », il fit mine de contempler le dos de sa main droite, la bouche en moue dédaigneuse, à la manière d’une duchesse, et hocha la tête une seconde fois. « Galant. », haussement d’épaules modeste. A ses heures. « Honnête. », quelle idée ! « Protecteur. », ne l’avait-il pas toujours été ? « Et noble bien sûr. » Samuele retint un rire. Un éclat moqueur dansait dans les iris miel, il toqua, entra, et s’inclina gracieusement.

« Mesdames, si je puis me permettre. »

Il se redressa et, offrant un sourire à chacune, contourna le sofa sur lequel s’était installée Ligeia, laissant glisser sa main sur le sommet du dossier, frôlant peut-être la marquise et prit place dans un fauteuil, en face des deux femmes.

« Allons, qui donc répondrait à cette description – car à tout hasard, je l’ai entendue – ? Vous êtes bien exigeante, Baronne, quoique cela fût revenu au même si, à la place de tous ces critères, vous aviez simplement prononcé mon nom. »

Faible rire. Yeux rieurs ou assassins ? Sale humour – et mal placé de surcroît – ou moquerie cruelle ? Il en vint à Ligeia :

« Qu’en pensez-vous, Madame ? »

"Vous êtes jeune, Baronne. Et vous avez, n'y voyez pas une critique, le romantisme de la jeunesse. Vous souhaitez un époux comme on espère un amant. A chacun son rôle, ne mélangez pas tout, vous vous exposeriez à une belle déconvenue."

Un sourire fin étira les lèvres de la Marquise.

"Je ne suis pas beaucoup plus agée que vous, peut-être un an ou deux" Une moue coquette froissa sa bouche et elle fit mine de compter en tapotant ses doigts sur la soie de son éventail "Allons disons trois. Mais voyez-vous, j'ai eu pour époux un homme tout à fait charmant. D'un age suffisamment avançé pour savoir se montrer compréhensif, d'un caractère facile". Elle baissa la voix et se pencha en avant comme en confidence "... et extrêmement occupé à ses affaires."

Elle se redressa une étincelle de rire dans l'oeil et ajouta sur le ton normal de la conversation.

"J'éprouvais une réelle tendresse pour lui et parfois il me manque. Ses conseils, ses observations toujours justes et la finesse de son intelligence sont des choses difficilement remplaçables. Voici ce que j'appelle un mari, Baronne, et qu'il n'ait pas eu, le pauvre, une belle figure m'importait bien peu. Une alliance doit être envisagée avec lucidité et calme, vous devez en tirer le meilleur parti et ne pas vous..."

L'entrée inattendue du Prince avala la fin de sa phrase. Elle sourit, radieuse tandis qu'il contournait le sofa où elle se tenait. Un frisson agréable hérissa sa nuque au contact fugace de ses doigts.

"Nous permettons volontiers, Prince. D'ailleurs, nous devrions vous bouder, vous vous faites si rare. N'avez-vous pas honte de nous abandonner ainsi ?"

La tête inclinée de coté, le regard amusé, elle reprit faussement grondeuse tandis qu'il prenait place dans un fauteuil tendu de soie jaune.

"Voyons, ne taquinez pas ainsi notre charmante petite Baronne. Il ne faut jamais peiner les jeunes filles, Monseigneur, elles deviennent femmes et se souviennent."

Souriant à Donatella, elle ajouta, rieuse, complice.

"Les hommes oublient toujours que, contrairement à eux, nous sommes dotées de mémoire."

Elle agita son éventail et reporta son regard sur Samuele.

"Et quelques fois même, d'esprit."

"Une déconvenue... ? J'ai peut-être le romantisme de la jeunesse mais je vous trouve bien pessimiste. Epoux et amant pourraient très bien être la même personne, je suis sûre que ça peut être possible. Mais bon.. trouver un mari est mon principal objectif dans l'immédiat. Le reste n'est que secondaire." dit-elle même si au fond d'elle trouver un compagnon qui aimerait sa compagnie ait une place importante.

La jeune baronne écouta la description de l'époux de Ligeia et sourit en se l'imaginant. Charmant, compréhensif et intelligent.. oui c'était bien aussi comme critère. Il y avait cependant dans les paroles de la marquise un élément nouveau qui la fit réfléchir. Envisager un mariage comme une alliance à partir de laquelle elle pourrait tirer un bénéfice ne l'avait pas effleurée. Le problème c'était qu'elle voyait mal quel bénéfice elle pourrait tirer d'un mariage.

"Compréhensif et intelligent, voilà ce que je pourrais aj..."

L'entrée du prince la coupa dans sa phrase tout comme Ligeia. Mais si celle-ci semblait ravie de cette arrivée, Donatella fut aussitôt tendue et des yeux ronds, elle le suivit jusqu'à ce qu'il s'asseye. Le dos raidi dans le fauteuil, la baronne prit sa tasse de thé dans sa main et en prit quelques gorgées pour se donner une contenance. C'était vrai ça, à cause de sa présence, elles ne pourraient pas continuer cette discussion. Car le prince n'avait pas à être mis au courant des "critères" qu'elle énonçait.

Malheureusement c'était un peu trop tard et la baronne comprenant que Samuele avait tout entendu, manqua s'étouffer quand son thé eut la subite idée de vouloir ressortir par le nez. Reposant à la hâte la tasse sur la table, la jeune fille toussa de longues secondes et s'éventa énergiquement de son éventail.

Puis ayant retrouvé sa respiration au bout de quelques secondes, Donatella tendit le bras vers la marquise et agita sa main comme pour chasser une mouche.

"Laissez marquise... je ne suis pas peinée.. juste gênée.."

*Mais j'ai l'habitude avec le prince...* pensa-t-elle, le visage écarlate tout en continuant de s'éventer.

"Et bien.. hum.. oui bien sûr, vous pourriez répondre à cette description en effet."

*Moi qui pensais surtout aux belles mains de Monsieur Catanei...* pensa-t-elle en glissant son regard brièvement sur les mains du prince pour pouvoir établir une comparaison.

"D'esprit ? Hein ? Oui oui parfaitement." dit-elle, rebondissant sur les paroles de Ligeia afin de changer de sujet.

Femmes dotées de mémoire et d’esprit. Samuele soutint le regard de Ligeia alors qu’elle prononçait ces paroles, le sourcil légèrement arqué, le coin des lèvres ourlé en un demi-sourire qu’avait occasionné la réaction de Donatella. Il écoutait la marquise sur un fond de toussotements, amusant, n’est-ce pas ?

« Voyez, elle n’est pas peinée. Et si les hommes n’oubliaient pas vos précieuses qualités que sont la mémoire et l’esprit, comment s’instruiraient-ils ? Ils vous ménagent et vous le leur rendez bien, au point que certains finissent par prendre conscience de ce qu’ils ont sous le nez. Pour ma part, je trouve cela admirable. »

Son sourire s’élargit, sans pour autant dévoiler ses dents, tandis que la malice dansait à nouveau dans les yeux miel. Ceux-ci ne quittèrent Ligeia qu’après la remémoration de souvenirs particuliers, qui, pour la plupart, avaient inspiré son précédent discours.

« Baronne ? Ma présence et celle d’une tasse de thé entre vos mains ne vous réussissent définitivement pas. Mais… », il leva les yeux au plafond et glissa ses doigts entre les mèches rouges qui lui retombaient parfois sur le visage, « Je suis flatté et navré à la fois de vous faire tant d’effet. »

Arrogant, moqueur, prétentieux ; deux de ces traits étaient improvisés – oui vraiment –, mais ne lui allaient-ils pas à ravir ? Cependant, il cessa et revint à des choses plus sérieuses, décidant par la même occasion d’épargner Donatella sur le sujet épineux que représentait la femme modèle, « dotée de mémoire et d’esprit », mais qui en plus, simple rajout de sa part, savait se tenir. Soupir.

« Soit. Vous aviez raison, chère Marquise, de souligner mon absence ces derniers jours. Vous deviez toutes les deux savoir que ma sœur attendait un heureux événement. Il se trouve qu’à cet instant même, Bianca doit passer un agréable moment en compagnie de son époux et de sa nouvelle-née. Une fête sera organisée en leur honneur. Vous y serez, n’est-ce pas ? », il fit mine de réfléchir, « Mais cela est encore loin. Dans un futur plus proche, il y a la représentation de ce soir, à la Fenice. J’ai réservé plusieurs loges, Baronne, vous y serez la bienvenue. Peut-être pourriez-vous même vous y rendre avec celui que vous jugerez à votre goût. »

Un sourire, ses doigts glissèrent sur l’accoudoir du fauteuil, son regard sur le visage de Ligeia.

« Quant à vous, Madame, je suis certain que le choix est déjà fait. »

Fascinée, Ligeia observa la petite baronne balbutier, rougir et s'agiter dans son fauteuil pour finalement manquer s'étouffer avec une gorgée de thé. La soie fleurie de l'éventail déployé devant son sourire, dissimula ce qu'il contenait de moquerie.

Génée. Donatella l'avouait et elle l'était sans le moindre doute. La Marquise savait l'effet que produisait Samuele sur les jeunes filles mais elle n'avait pas espéré un si réjouissant spectacle. Un regard en coin, coulé derrière l'éventail, adressa un reproche muet au Prince qui soulignait, sarcastique, le trouble de la Baronne.

Mais déjà il changeait de sujet et Ligeia referma son éventail. Elle accueillit la nouvelle de la naissance avec une surprise non feinte et eut un rire clair.

"Et bien, Monseigneur, il semble que Madame votre Soeur fasse tout dans la précipitation. Je n'avais pas compris quand vous évoquiez son doux caractère qu'elle aimait à ce point qu'on la remarque. Ainsi donc, la Maison Adorasti marque un point. Il va falloir vous hâter, Prince, la compétition pour l'héritier mâle est ouverte. Car tout n'est que rivalité à Venise n'est-ce pas ? J'ai même eu vent d'une rumeur fort piquante, qui veut qu'une dame de qualité de la cité, dont le nom m'échappe, soit en concurrence avec une courtisane. N'est-ce pas follement décadent ?"

Les yeux sombres brillaient, elle s'amusait, Venise n'était pas si ennuyeuse après tout.

"Soyez assuré que nous serons de toutes les fêtes, n'est-ce pas Baronne ?" Elle s'était tournée vers Donatella et le sourire qu'elle lui adressa venait décourager toute tentative de refus. "Nous sommes à Venise pour nous amuser, une représentation à la Fenice ne peut que nous réjouir." Elle parlait au nom de la jeune fille, l'obligeant à faire bonne figure et à se montrer enthousiaste, jamais maussade, telle qu'une femme se devait d'être, elle le lui dirait plus tard quand elles seraient seules.

"Le choix d'un cavalier pour une telle soirée doit être étudié avec soin, Monseigneur. Je ne voudrais pas m'afficher avec un homme dont la compagnie ne me serait pas flatteuse. C'est une chose qu'une dame doit prendre en compte, vous ne l'ignorez pas." Elle inclina la tête sur le côté, malicieuse. "Mais il se peut en effet que j'ai une petite idée de celui que je solliciterai." Elle revint à Donatella, enjouée. "Pourquoi ne pas inviter ce musicien dont vous me parliez plus tôt ? A moins qu'il ne fasse partie de l'orchestre qui nous régalera ?"

Encore perdue dans sa gêne et occupée à se rafraîchir le visage à grands coups d'éventail, Donatella ne comprit pas trop l'échange entre Samuele et Ligeia sur les femmes d'esprit et les hommes qui prenaient conscience de leur nez... ou quelque chose du genre.

Mais comment diable pouvait-elle réussir à estomper les rougeurs de ses joues si le prince en remettait une couche par la suite ? Les yeux agrandis, elle répondit précipitamment.

"Mais non voyons, votre présence est toujours agréable Monseigneur et le thé est très bon.. c'est juste que vous m'avez surprise..." dit-elle en lissant nerveusement sa robe tout en prenant soin d'éviter les noeuds pour ne pas en arracher d'autre.

Ravie qu'il s'adresse de nouveau à la marquise en changeant de sujet, Donatella se détendit et grignota un biscuit. Cette fois-ci elle écouta correctement ce qui se disait et bien lui en prit car le sujet l'intéressait.

"Hoo l'héritier est né ? Mais c'est formidable ! .. Ah c'est une fille..." dit-elle avec un enthousiasme décroissant. C'était mieux d'avoir un garçon, ça se savait.

"Bien entendu, j'irai à cette fête ! J'ai hâte de voir l'enfant !" dit-elle en se redressant dans son fauteuil pour mieux se tenir.

La rumeur décrite par la marquise l'intrigua et la jeune fille ne put s'empêcher de poser la question suivante.

"Oh ? Et qui donc serait cette dame de qualité à qui une courtisane fait concurrence ?"

Oh ! Et la représentation à la Fenice. Elle avait complètement oublié ! Elle se mordit la lèvres à la suggestion du prince. Y aller avec la personne de son goût.. oui, mais qui ? Être invitée dans la loge même du prince était un bien trop grand honneur pour elle et puis elle n'était pas sûre que cela lui plaise de toute manière. C'était mieux ainsi, se contenter d'une loge réservée par le prince à son intention.

"Je vous remercie." dit-elle tout en pensant à Demetrio.

Justement Ligeia lui suggéra d'inviter Catanei. Donatella s'en voulut de ne pas s'être souvenue de la soirée plus tôt. Elle en aurait parlé avec Demetrio et aurait été un peu plus avancée sur la situation.

"Je n'en sais rien... Je veux dire, je ne sais pas s'il fait parti de l'orchestre ou non... j'ai oublié.. de le lui demander..." dit-elle ennuyée. Elle sentait bien qu'elle finirait toute seule dans sa loge de toute manière, avec ou sans sa gouvernante.

Puis soudain lui vint une idée qui la fit se remettre debout, comme pressée. Elle alla tirer un cordon près du mur et demanda au valet qui arriva de lui apporter une plume de l'encre et une feuille de papier. Une fois fait, elle s'appliqua à rédiger un billet.

*... dispose d'une loge... ravie de vous y accueillir.... Baronne Donatella Visconti. Voilà*

Elle remit le billet au valet en lui indiquant le destinataire et retourna s'asseoir, soulagée d'avoir pris une initiative pour s'éviter une soirée pathétiquement solitaire.

Samuele fit mine de se renfrogner lorsque Ligeia évoqua la course à l’héritier mâle ; intérieurement, il prenait plaisir à prendre des airs d’homme esseulé dont nulle ne voulait.

« Pour un héritier, il me faut une prétendante. Or, nous en sommes encore loin. Pourtant, moi, je ne suis pas aussi exigeant que Madame Visconti ! »

Un coup d’œil en direction de la concernée. Aurait-il encore droit à un reproche de la part de Ligeia ? Autant dire qu’il ne cessait de s’en amuser. Mettre la baronne dans tous ses états, que voilà une occupation divertissante. Ses doigts, initiant leur rite, dansèrent un instant sur le velours du fauteuil. Il finit par rire en remarquant le manque soudain d’enthousiasme de Donatella.

« Allons, Baronne, le garçon viendra sans doute. Pour l’heure, il s’agit de féliciter Bianca, héritier ou héritière, l’effort à fournir est le même. »

Samuele eut un sourire compatissant, bientôt rehaussé par une once de perversité lorsque l’une de ses connaissances fut évoquée.

« Ariela Accorti, Marquise. Cependant, fréquenter son salon ne m’a pas permis de vérifier le fondement de cette rumeur. », il se perdit longuement dans les yeux de Ligeia, « Ce que je peux en dire, c’est que la Comtesse se trouve parfois être une femme tout à fait charmante. D’ailleurs… », la Baronne, cette fois, et une autre voix, « elle m’a avoué vous connaître. »

Dommage, néanmoins, puisque Donatella s’agitait visiblement en pensant à autre chose. Samuele l’observa attentivement, sans s’offusquer de sa conduite, allant parfois interroger Ligeia du regard pour s’assurer que ce qu’il voyait était bien réel. Il ne tarda pas à plisser les yeux, scrutateur, alors que la Baronne remettait le billet au valet. Il sembla soudainement se désintéresser d’elle, plus aucune expression, et pourtant…

« Je suis tout à coup bien curieux de connaître ce musicien. Car c’est à lui qu’est adressé ce billet, n'est-ce pas ? Et avec quel empressement… », son pouce vint effleurer sa lèvre inférieure, les cils dissimulant les iris flamboyantes qui cherchaient Ligeia, ainsi que, peut-être, un éventuel soutien de sa part, « Auriez-vous quelque concurrente, Baronne ? Après tout, comme l’a dit notre amie, tout n’est que rivalité, à Venise… »

La Marquise retint un mouvement d'agacement. La petite Visconti était-elle sotte ? Il lui paraissait tout à fait improbable qu'on ait négligé à ce point son éducation. Elle commençait à mieux comprendre le besoin impérieux d'une gouvernante dévouée prête à rattraper les bévues de sa maîtresse. Ligeia tenta de se remémorer ce qu'elle avait dit plus tôt, espérant ne s'être jamais offerte comme Pygmalion. Elle avait dispensé certains conseils, parlé de choses et d'autres et... et suggéré d'éloigner la gouvernante pour préférer la compagnie d'une dame de qualité ! Flûte, Elle s'était bien proposée ! Elle cacha sa consternation sous un sourire adressé à Samuele.

"Gardez-vous de conclure trop vite, Monseigneur, je suis certaine que notre amie a plus d'un prétendant. Et je suis convaincue de la même façon qu'il vous suffirait d'un mot pour que tout ce que la noblesse de cette ville compte de filles à marier se jette à vos pieds."

Elle se tourna vers Donatella qui avait repris sa place.

"Dites-nous si notre hôte a vu juste, Baronne. Etait-ce bien une invitation de dernière minute que vous avez fait porter avec tant d'empressement ?"

Elle sentait les yeux de miel caresser sa peau aussi sûrement qu'un contact réel. Samuele prenait du bon temps, elle le savait, son regard plongé dans le sien l'attestait. Mais par sa langue moqueuse il ne s'attirait pas la sympathie de la petite et encore moins sa confiance. Elle décida de changer de sujet, de revenir à une conversation moins génante pour la Baronne.

"Garderiez-vous pour vous seul les adresses des salons où l'on s'amuse, Prince ? Je meurs d'envie d'en savoir plus à propos de cette Comtesse ! Vous la connaissez, Donatella et vous n'en disiez rien ? Racontez-nous donc ce que vous savez, c'est tellement amusant !"

De fait, cela l'était. Tout lui semblait tellement convenu depuis son arrivée à Venise qu'une rumeur aussi piquante que celle-ci, si elle était confirmée, la ravissait. Un peu de scandale n'était-il pas la chose la plus divertissante au monde ? Le buste légèrement penché en avant, le regard étincelant, elle accordait toute son attention à la jeune fille.

Donatella avait observé le prince Grazziano se renfrogner quand la marquise avait parlé de l'héritier mâle.

*Je le comprends un peu, il est tellement difficile de se marier de nos jours...* pensa-t-elle. Mais elle balaya d'elle-même cette idée. Il était très facile pour un prince de se marier, contrairement à une petite baronne. Ligeia confirma à voix haute ses pensées. Un mot et toutes les prétendantes de Venise accourraient... y compris elle.

Mais les paroles du prince à son encontre la choquèrent et la blessèrent également. Un sentiment mélangé de colère et de peine figèrent son visage et Donatella fixa le prince, les mâchoires crispées.

"Vous cherchez une prétendante et vous n'êtes pas exigeant ? Très bien, je suis disponible alors." dit-elle d'un ton cassant sans le lâcher du regard.

Le prince se jouait d'elle et n'avait que faire de ses sentiments. La jeune baronne prenait ça comme une profonde insulte. Aussi quand il lui demanda à qui était destiné le billet, Donatella préféra se tourner vers Ligeia pour répondre.

"En effet, il s'agit d'une invitation de dernière minute mais elle n'est pas destinée à Monsieur Catanei." répondit-elle succinctement. Ils verraient bien d'eux-mêmes qui elle avait invité.

Heureusement la marquise changea de sujet pour revenir sur la comtesse Accorti et Donatella lui en fut reconnaissante. La situation qui avait commencé par être gênante lui donnait désormais un profond sentiment de malaise et elle n'aimait pas ça du tout. Ce sentiment ne se dissipait que très lentement c'est pourquoi sa réponse fut donnée de nouveau sur un ton brusque et sec.

"La comtesse est une femme de peu de moralité qui accumule les conquêtes aussi bien masculines que féminines pour avoir manqué de peu en faire les frais. Si elle maîtrise fort bien la séduction, elle manque terriblement de finesse et de tact. Elle sait user aussi bien de charme que de perfidie pour conquérir ses proies. Elle n'a que faire des règles morales et religieuses et ignore volontairement les sentiments d'autrui pour parvenir à ses fins. Indépendante et égoïste, elle jouit du libertinage et de la faiblesse des autres. Le portrait est-il assez explicite ?"

Samuele faillit rire à la proposition on-ne-peut-plus directe de la baronne. Il ne dit rien, cependant, gardant son regard à la limite de la provocation et notant intérieurement l’éventualité d’un mariage, sans pour autant s’attarder sur les nombreux amusements qu’une telle union entraînerait. Sa main regagna l’accoudoir du fauteuil, alors qu’il s’interrogeait sur celui ou celle à qui était destinée l’invitation de Donatella. Ainsi n’y avait-il plus qu’à attendre.

« Si explicite et si admirablement bien établi qu’il mériterait des applaudissements. »

Joignant le geste à la parole, le Prince tapa dans ses mains à quatre reprises, sans pourtant émettre trop de bruit.

« J’ose espérer que notre chère comtesse a déjà pu profiter de son superbe portrait. Le contraire serait fort regrettable. »

La baronne avait le mérite de devenir très intéressante lorsqu’elle daignait laisser sa naïveté de côté, au profit d’autres sentiments somme toute bien plus nobles. De ce point de vue, Samuele préférait encore se montrer exécrable vis-à-vis d’elle, plutôt que de revêtir la robe du Prince galant et correct. D’ailleurs, autant jouer jusqu’au bout, non ?

« Enfin, si vous le permettez… »

L’homme se leva, mains jointes derrière le dos et se dirigea vers la porte.

« Je vais vous quitter et reprendre mes occupations. Cependant… », il eut un regard pour la Marquise, « Vous me voyez bien irrité de n’avoir pu profiter de votre présence ces dernières semaines, ce qui est entièrement de ma faute, je le reconnais. Un Prince se doit d’accueillir chacun de ses hôtes comme il se doit, aussi aimerais-je m’entretenir un instant avec vous, de certaines choses qui ont leur degré d’importance et qui ne peuvent attendre plus longtemps. », un sourire pour la baronne, « Assurément, madame Visconti ne m’en voudra pas de la priver d’une si charmante compagnie. Je vous souhaite une bonne fin de journée et vous dis à ce soir, ma chère, en espérant croiser celui que vous avez choisi pour vous accompagner. »

Tout en franchissant la porte, d’une démarche lente et entièrement maîtrisée, il lâcha, à l’attention de Ligeia :

« Je vous attendrai dans la bibliothèque, Marquise. Ne tardez pas trop. »

[Appartements du Prince – La bibliothèque]

Ligeia, qui s'était tenue jusque là légèrement penchée en avant pour marquer son attention envers la jeune fille se redressa lentement au ton brusque sur lequel cette dernière lui répondit. Cette petite était mal dégrossie, il faudrait la rendre fréquentable et ce ne serait pas aussi aisé qu'il y paraissait. Elle semblait susceptible et emportée. Sans doute, l'attitude du prince y était pour beaucoup et cela lui fit froncer le nez.

"Ne prenez pas la mouche, ma chère, notre hôte a la langue acide, c'est ce qui rend sa compagnie amusante. Les salons ne sont pas autre chose, il faudra vous y faire et prendre toute chose avec le sourire, croyez-moi."

Elle repoussa d'un mouvement d'éventail toute tentative de refus auquel la petite baronne aurait pu penser.

"Et ne m'objectez pas que les salons ne vous intéressent pas, vous y montrer n'est pas sujet à discussions."

Un sourire vint allumer ses yeux et sa voix se teinta d'un rire contenu.

"Ainsi vous fûtes sujette aux avances de cette comtesse ? Je sens à votre expression que vous n'y avez pas cédé... Je ne sais si je dois trouver cela regrettable ou non... Quoiqu'il en soit, je serais amusée de la rencontrer. Tout les moyens de se désennuyer sont bons à prendre, ne pensez-vous pas ?"

Mais déjà le Prince les saluait et les quittait après avoir enjoint la marquise à le rejoindre. Ligeia se leva à son tour et arrangea distraitement la dentelle de son décolleté.

"Peut-être pourriez-vous trier certaines de vos toilettes que vous estimez les plus élégantes et si vous le désirez, je vous conseillerai pour que vous soyez à votre avantage ce soir. Vous devez être éblouissante pour votre... invité."

Un sourire malicieux et elle se dirigea vers la porte.

'Je vous abandonne pour quelques instants. Je ne puis remettre cet entretien que le Prince me demande, vous ne m'en voudrez pas."

[Appartements du Prince – La bibliothèque]

Donatella lança un bref regard au prince alors qu'il applaudissait lentement le portrait de la comtesse qu'elle venait de dresser. Elle ne se sentait pas d'humeur à apprécier qu'on l'applaudisse pour quoi que ce fût, bien que cela soit rare, hormis les fois on l'on applaudissait le talent de sa maladresse. La jeune baronne était trop tendue et en colère pour retrouver si vite son calme et faire comme si de rien était.

D'ailleurs, la Marquise le lui reprocha et la jeune fille plissa les paupières en regardant la jeune femme. Qu'elle se fasse aux moqueries à peine dissimulées et les prendre avec le sourire ?

"Et bien dans ce cas, je préfère une compagnie agréable plutôt qu'amusante.. ainsi je n'aurais pas à faire à des langues acides..." répondit-elle d'une voix basse mais dure en évitant de regarder le prince.

"Ai-je dis que les salons ne m'intéressaient pas ?" répliqua-t-elle à Ligeia.

"Et pour en revenir à la comtesse, non je n'y ai pas cédé, et non cela n'est pas regrettable. Je ne m'ennuie pas au point de céder à ce genre d'amusements malsains et contraires à mes principes moraux."

C'est sur cette conclusion que le prince se leva pour les saluer et prendre congé d'elles... ou plutôt d'elle car il souhaitait s'entretenir avec la Marquise. Donatella se leva également et inclina la tête avec un bref sourire forcé pour le saluer à son tour avant de se tourner vers Ligeia, le dos droit et le menton levé, signes que son emportement n'était pas encore dissipé.

"C'est avec plaisir que je vous recevrai dans ma suite pour écouter vos conseils précieux, Marquise. Je vous y attendrai." répondit-elle sincèrement.

Les lèvres pincées, elle jeta un dernier regard au prince qui sortait de la pièce. Elle attendit que la Marquise ait disparu à son tour pour pousser un grognement sourd et rageur. D'un pas vif elle s'approcha du bouquet de roses, empoigna le vase, ouvrit la fenêtre et le jeta dehors pour soulager ses nerfs. Elle prit un malin plaisir à voir s'écraser le bouquet en contrebas et le vase se briser.

Donatella referma la fenêtre et se dirigea vers la porte tout en imitant les paroles échangées d'une voix basse et caricaturale.

"MOI, je ne suis pas aussi exigeant que Madaaame Visconti..."

Un grand geste théâtrale du bras.

"Notre hôte a la langue acide... c'est ce qui rend sa compagnie amusante, PEUH ! Cela n'amuse qu'elle !"

Ouvrant la porte, elle se retrouva nez à nez avec un valet qui venait sans doute voir l'origine du vol plané du vase. La jeune fille eut un temps d'arrêt, le regarda puis déclara.

"Et bien, ne restez pas planté là, vous voyez bien que je veux passer !"

[Couloir des Appartements privés]