La Chambre de Bianca

Elio avait suivi du regard les déplacements du prince Grazziano à travers la pièce.
Quand il évoqua un marché, il haussa un sourcil et son timbre se fit ironique.

"Transaction.. que voici une délicate façon de parler de votre soeur.. vous la considérez donc comme une marchandise, ou au mieux une monnaie d'échange.. tout à fait charmant.."

Puis les yeux étrangement brillants d'Ugo levés vers lui, troublante ressemblance entre la soeur allongée et le frère appuyé au montant du lit, tous les deux semblablement pâles et délicats.
Mais le prince avait à cet instant quelque chose d'exhalté dans le regard qu'Elio n'avait jamais vu dans les yeux bleu-vert de Bianca.

Et la question qu'il posa.
Avec un naturel désarmant.
Avec une ingénuité tout à fait incongrue.
Avec un tel manque de retenue qu'Elio en resta coît sur l'instant.

Les yeux d'or eurent un éclat brûlant avant de se détourner.

"Il me semble, Monsieur qu'une telle familiarité.."

Pour la première fois depuis longtemps sa voix eut une hésitation.

"..n'est pas de mise."

Inconsciemment, sa main s'était crispée sur le dossier du petit fauteuil contre lequel il se tenait.
Les Grazziano lui étaient néfastes.
Quoi qu'ils fassent, ils ne lui apportaient que contrarieté et voici maintenant que leur héritier se mélait de lui parler de choses privées.
Un sourire forcé étira les lèvres pâles du Prince Adorasti.

"Il ne me plait guère d'aborder avec vous de tels sujets. Si je vous avais choisi comme confident, vous en auriez été averti. Or, il n'en est rien et j'ai passé l'âge de ces conversations où adolescent j'épanchais mon coeur sur l'épaule d'un quelconque ami."

Sa voix calme s'était altérée sur les derniers mots et son regard de feu se planta dans l'eau vive des yeux d'Ugo.

"Peut-être esperiez vous une réponse enflammée par laquelle je vous aurais fait part de mon amour passionné pour votre soeur.. Mais voyez-vous, Monsieur, quoi que m'inspire mon épouse, cela reste entre elle et moi."

Coriolano restait immobile, écoutant, comme fasciné, absorbé par les paroles d'Elio, ne relevant pas les commentaires piquants qui lui étaient adressés.
Les lèvres légèrement ouvertes, il semblait boire avec avidité chacun des sons de velours de cette voix veloutée. Elle était un peu troublée maintenant et se chargeait, comme une moire, de nouveaux reflets chatoyants.

Il vit le prince se forcer à sourire et retrouva son rire silencieux.

"Oui, 'entre elle et moi'... Et elle, entre vous et moi."

Coriolano réalisa que depuis qu'il était dans cette pièce il avait complètement étouffé le timbre de sa voix, ne laissant qu'un murmure à peine sonore, comme s'il ne devait plus y avoir de son que la voix d'Elio. Cela lui convenait, et il continua sur ce même murmure, sans timbre et pourtant parfaitement audible.

"Je n'espérais pas grand chose, vous savez. Je n'attendais pas de nom, par exemple. Je ne vous avais pas demandé qui vous aimiez, mais si vous aimiez.
Peu importe l'objet s'il y a le sentiment. Mais... peu importe. Je comprends que vous ne vouliez pas me parler.
Cela reste entre vous et vous."

Il eut un petit sourire et quitta d'un geste léger son appui pour se mettre à marcher vers Elio. Il marchait presque avec immobilité, il se rapprochait, mais c'était à peine si l'on remarquait les mouvements de son corps. Il avançait, droit vers Elio, tout en parlant d'une voix douce.

"Pas entre vous et elle. Car je n'attendais pas de déclaration enflammée pour ma sœur. Vous êtes mariés, donc vous ne vous aimez pas, c'est logique. C'est ce que dirait notre ami Iago..."

Au moment où il arrivait tranquillement juste devant le Prince Adorasti, il se décala légèrement, pour se tenir face à la table de toilette, à côté d'Elio, et pencha la tête sur le côté, regardant le jeune homme de biais, pour conclure.

"...n'est-ce pas ?"

Il eut un petit rire et laissa ses doigts glisser sur les flacons de parfum. Il cherchait quelque chose visiblement, car il eut un court "ah" de satisfaction lorsqu'il vit un petit flacon d'un rose nacré.
Il le souleva délicatement et porta le bouchon à ses narines avant de fermer les yeux et d'inspirer doucement.

Un sourire heureux se peignit sur ses lèvres. C'était le parfum de Bianca. Celui qu'elle portait déjà avant son départ. Fabriqué par un spécialiste de Naples. Celui que leur mère continuait à lui envoyer régulièrement. Une odeur fraîche et sucrée, de fleur, de miel et de soleil.
C'était le parfum de Bianca, c'était même Bianca elle-même. Bianca et son sourire, Bianca après une course dans le jardin, Bianca pleurant et montrant son doigt parce qu'elle s'était piquée en brodant. Bianca dans toutes les petites choses qui faisaient Bianca.

Coriolano en mit deux gouttes sur son poignet, inspira de nouveau, puis tendit son bras de manière à ce que son poignet reste en suspension, offert, devant le visage d'Elio.

"Est-ce que vous aimez cette odeur ?"

Elio observa le prince Grazziano tandis qu'il se déplaçait lentement dans sa direction. Plus image mouvante qu'animal, on l'imaginait avec peine prendre part à un duel ou faire preuve de souplesse. Quelque chose de statuaire dans l'allure, le visage lui même avait cette douceur du marbre poli dont aucun frémissement de muscles ne venait troubler la surface.
La voix elle-même semblait dénuée d'émotion, aussi pâle que son propriétaire.

".. notre ami Iago"

Ces mots prononcés d'un ton neutre, eurent un goût de fiel pour le prince Adorasti. Comment accepterait-il jamais cette amitié partagée.
Son visage se durçit imperceptiblement alors que Ugo choisissait parmi les flacons celui qui lui arracha une exclamation. Le visage de l'homme blond s'éclaira tandis qu'il respirait la fragrance avec un plaisir non dissimulé.

L'avant-bras soudain brandi devant son visage lui fit détourner la tête.

"Un parfum en soi n'est rien s'il n'est pas associé à un souvenir. Et celui-ci est.. "

Trois coups légers frappés à la porte l'interrompirent.

"Ah. Maître Barrozi enfin !"

De son pas long, il traversa la pièce et alla ouvrir la porte.
Son regard s'éclaira en voyant la jeune femme.

"Romana. Entrez je vous prie, je ne doutais pas que vous viendriez rapidement aupres de mon épouse."

S'écartant de la porte, il lui laissa le passage et se tourna vers Ugo.

"Monsieur mon beau-frère, laissez moi vous présenter Madame Romana Lacryma Baldini qui se trouve être la Dame d'Honneur de votre soeur et ma proche cousine. Mais peut-être vous êtes-vous déjà rencontrés.."

Une petite moue de déception avait joué un instant sur le visage de Coriolano alors qu'Elio se dirigeait vers la porte.
Juste au moment où cela devenait intéressant, il fallait que quelqu'un interrompe la conversation... Trois petits coups sur une porte et l'atmosphère si particulière de la chambre de Bianca disparaissait, comme une aiguille qui fait disparaître une bulle de savon.
Tout redevenait normal.

Coriolano avait reposé le flacon de parfum à sa place, et pendant que le Prince Adorasti accueillait celle qui n'était pas le Docteur Barrozi, il passa un doigt entre son cou et son col, comme pour vérifier qu'il ne s'était pas défait pendant ce court tête-à-tête. C'était sa façon à lui de reprendre son habit de prince.

Son visage retrouva un sourire aimable et c'est avec fluidité qu'il se retourna et avança vers Romana.

"Je n'ai pas eu ce plaisir je crois. Madame..."

Sa voix avait retrouvé son timbre normal, calme et profond. Il s'inclina dans une révérence pleine de sobriété qui trahissait à la fois la bonne éducation reçue et la simplicité du caractère. Lorsqu'il se releva, son regard transparent brillait d'un brin de malice amusée.

"Mais j'ai presque l'impression de vous connaître. Ma sœur m'a longuement écrit à votre sujet pour me dire à quel point elle trouvait en vous, plus qu'une suivante, une véritable amie. Vous apparaissez dans ses lettres comme une source de réconfort et de joie.
De cela, je vous suis humblement reconnaissant."

Toujours souriant, il se rappelait le mouvement d'humeur qu'il avait eu quand Bianca lui avait appris que c'était une cousine du Prince, "une cousine proche", qui était sa dame de compagnie. C'était aussi clair que si Elio avait dit de sa si mélodieuse voix "Je vous surveille".
Mais cela avait passé. Il faisait confiance dans le jugement de sa sœur et si Bianca disait que Romana avait de l'amitié pour elle, alors Coriolano était prêt à avoir de la sympathie pour la jeune femme qui sans doute devait se retrouver parfois prise entre son cousin et sa maîtresse...

Penser à sa sœur le ramena à la situation présente et montrant d'un geste hésitant le lit, il poursuivit.

"Maître Barrozi n'est toujours pas là. Il doit être difficile à trouver..." ou les serviteurs de cette demeure sont des incapables... "Mais peut-être n'est-ce pas la première fois, peut-être avez-vous l'habitude... ? Peut-être savez-vous ce qu'il convient de faire ?"

Il y avait en fait, selon Coriolano, peu de chance pour que Bianca soit coutumière de ce genre de pâmoisons. Contrairement à ce qu'il avait dit dans la salle de bal, elle ne l'avait jamais été. Seul un profond bouleversement de ses humeurs aurait pu la faire changer à ce point. Et si cela était, cela ne serait pas un bon signe quant au traitement reçu par sa soeur chez les Adorasti...

Romana pénétra dans la chambre sur l'invitation de son cousin. Une pénétrante odeur de parfum flottait dans la pièce, que Romana n'identifia pas immédiatement. Bianca le lui avait fait sentir, quelques temps plus tôt. C'était étrange, il ne provenait pas de la jeune princesse, étendue sur le lit, mais de l'homme qui se tenait à ses côtés et dont les traits rappelaient trop son lien de parenté avec Bianca pour qu'on ne puisse le reconnaître. La dame d'Honneur était bel et bien en présence du chef de la maison ennemie : Ugo di Grazianno.

La jeune femme répondit au salut du prince, qui lui faisait malgré elle bonne impression. Pourquoi tout était-il si compliqué ? Pourquoi Bianca et son frère ne pouvaient-ils être arrogants, désagréables voire franchement insupportables ?!

Les compliments d'Ugo gênaient le jeune femme qui oscillaient entre deux états d'esprit : fière que Bianca ait parlé d'elle à son frère en termes si élogieux et méfiante comme si le prince cherchait à acheter son appui.

"Vous me flattez, monsieur. J'espère ne jamais décevoir l'amitié que votre soeur m'accorde."

Romana était véritablement sincère. Elle craignait pourtant pour cette amitié que bien des choses menaçaient.

La jeune femme s'approcha de Bianca et s'agenouilla près d'elle. Elle sortit de sa robe un petit flacon de sels qu'elle approcha du pâle visage de Bianca, espérant que les effluves qui s'en échappaient lui feraient reprendre conscience.

Une vague odeur, d'abord lointaine vint effleurer ses narines... avant de littéralement les submerger. L'odeur âcre et puissante la fit grimacer et tourner la tête pour s'y soustraire.

Bianca tenta d'éloigner le flacon de son nez mais sa main, soudain un peu lourde ne parvint pas à monter très haut. Elle ouvrit alors un peu les yeux et les referma, non pas que la lumière soit trop forte mais sa vision était légèrement trouble, elle les rouvrit à nouveau et cela sembla s'améliorer.

Elle distingua en premier lieu le visage de sa dame d'honneur, ce qui la rassura car elle mit quelques temps à se souvenir de ce qui s'était passé. Elle n'était plus dans la Salle de Bal mais dans sa chambre sans se souvenir d'y être allée, ce qui, après une déduction rapide, lui fit comprendre qu'elle avait eu un malaise.

*Oh non...* pensa-t-elle dans un soupir las.

L'étouffante chaleur qu'elle avait pu ressentir lors de la soirée semblait bien loin et un léger courant d'air la fit au contraire frissonner. Elle se rendit alors vaguement compte qu'elle ne portait plus sa robe et que quelqu'un l'avait soulagée de son corset.

Le coeur au bord des lèvres, Bianca soupira et rassembla ses forces pour tendre un bras et attraper un châle posé sur la courtepointe avant de le poser sur elle en marmonnant qu'elle avait froid. C'est à ce moment là qu'elle remarqua que son époux était aussi présent alors qu'il se dirigeait vers la porte à laquelle on venait de frapper... ainsi que son frère.

Bianca referma les yeux. Elle aurait préféré que son frère n'assiste pas à tout ça. Ce n'était pas l'image qu'elle voulait qu'il ait d'elle. Elle devait rester forte. Elle ne comprenait même pas elle-même pourquoi elle s'était sentie mal, ça lui arrivait rarement. Bianca resserra le châle contre elle, désirant un peu de calme pour reprendre ses esprits.

Le visage neutre, Elio observa l'échange de politesses entre le prince Grazziano et la Dame d'Honneur.
Comme les manières aimables étaient un masque aisé à revêtir ! Un sourire, une parole gracieuse et l'on s'attirait toute la sympathie du monde.
Mais la jeune femme s'écarta bientôt pour se porter au chevet de Bianca.
Avec un calme et une efficacité qu'Elio lui connaissaient bien, elle fit respirer un minuscule flacon de sels à sa maîtresse qui ne tarda pas à réagir.

Quelques coups frappés à la porte détournèrent l'attention d'Elio qui, une nouvelle fois alla ouvrir.
Une expression de soulagement se lut sur son visage en reconnaissant le médecin.

"Maître Barrozi ! Je ne vous cache pas que nous vous attendions avec un impatience mélée d'inquiétude."

D'un geste fluide du bras, il invita le médecin à entrer dans la pièce.

"Mon épouse s'est sentie un peu mal, cela est certainement dû à la chaleur et à l'agitation de cette soirée.. Mais vous serez plus apte que moi à juger de ceci."

Il se tourna légèrement vers Ugo qui se tenait à quelques pas.

"Monsieur que voici est le prince Ugo di Grazziano, mon beau-frère. Je pense que notre présence serait mal venue pendant que vous examinez mon épouse, aussi nous allons passer au petit salon pour attendre vos conclusions."

Ce disant, il avait ouvert une porte donnant sur une pièce adjacente et se tournait vers Ugo, l'enjoignant d'un sourire à le précéder.

[Appartements de la Princesse - Petit Salon]

Pendant que Romana réanimait Bianca, alors qu'Elio s'éloignait pour ouvrir la porte, Coriolano s'était de nouveau approché du lit. Il avait regardé sa sœur reprendre peu à peu ses esprits. Un regard objectif, sans émotion apparente. Elle semblait mal. Plus mal qu'une femme qui a simplement manqué d'air à cause de son corset ou de la chaleur.
Elle reconnaissait peu à peu l'environnement, les gens autour d'elle. Elle l'avait vu et ferma aussitôt les yeux.

Il devinait ce qui se passait en elle, toute petite déjà, elle était comme ça.
Elio accueillait le médecin et Coriolano ne s'était toujours pas retourné. Il fit un pas de plus vers sa sœur, prit dans sa main celle de sa sœur et la serra doucement, un instant. Juste de quoi la réconforter, lui dire qu'elle ne devait pas se soucier de lui.

Sans ajouter un mot, il se tourna vers le médecin qui venait d'entrer et posa sur lui son regard indéchiffrable et pourtant inquisiteur.
C'était donc lui, Maître Barrozi. Un homme jeune, à l'allure commune, pas de signes remarquables. C'était à lui qu'il devait confier sa sœur. Un homme peut-être ami des Adorasti, qui allait dire que Bianca n'avait rien du tout, et s'empresserait de lui prescrire des onguents qui la tueraient peu à peu. Un chirurgien peut-être qui à force de saignées achevait ses patients.
Et pourtant il y avait quelque chose de presque noble dans le maintient posé de l'homme. Une intelligence profonde dans les yeux. Peut-être même de la bonté.

Elio venait d'ouvrir la porte du petit salon et attendait qu'il sorte. Coriolano s'avança donc. Il s'arrêta devant Muzio et dans un geste spontané, il posa sa main sur l'épaule du docteur comme s'il cherchait par là à lui confier sa soeur. En même temps, il sourit, d'un sourire d'une innocence, d'une fraîcheur, d'une confiance et d'une franchise désarmante.

Toujours sans prononcer une parole, il repartit, passant devant Elio avec un signe de tête, pour entrer dans le petit salon.

[Appartement de la Princesse - Petit Salon]

[Le Couloir desservant les Appartements privés]

Quelques secondes à peine après avoir toqué, Muzio se retrouva face au Prince Adorasti qui l'accueillit avec enthousiasme… Si toutefois l'on pouvait nommer enthousiasme cette expression de vie qui était passée sur le visage neutre du ténébreux Elio… Le médecin se courba brièvement en avant.

« Veuillez excuser, Monsieur, ce retard indépendant de ma volonté. »

A l'invitation du Prince, il pénétra dans la pièce et referma doucement la porte derrière lui. Lorsqu'il se retourna, Elio lui présentait… l'angelot. Angelot qui, sans une parole, posa une main amie sur son épaule et lui sourit. Simplement. Dérouté par tant de candeur, Muzio s'inclina devant le jeune Prince, mais celui-ci disparaissait déjà dans la pièce voisine. Les deux hommes s'éclipsèrent. C'était bien ainsi. Pour tout ce qui touchait son activité, Muzio savait parfaitement faire abstraction de l'entourage, mais un examen public n'avait rien de très… décent. D'autant plus si la victime était une jeune femme.

Restait Romana, au chevet de la Princesse. Muzio ne s'étonna qu'à moitié de la trouver là. Fidèle. Il lui accorda un sourire, mais une petite moue plissa ses lèvres à la vue du flacon de sels. Pour sa part, même s'il s'était habitué à subir cette lubie à la mode, il n'approuvait pas la méthode. Si les vapeurs vinaigrées qui s'échappaient du flacon ramenaient souvent la conscience, c'était pour provoquer des nausées. Et évacuer un problème en en créant un nouveau, ce n'était pas le résoudre. D'autant que cela pouvait fausser le diagnostic.

En revanche, il approuva le paravent devant la fenêtre ouverte, le feu dans la cheminée et le corset délacé. Il s'approcha du lit sur lequel reposait la jeune défaillante. De loin, on pouvait dire sans risque de se tromper que Bianca était jolie. De près, elle était purement belle. Le médecin resta une seconde immobile, figé, pieux devant ce visage divin. Mais son instinct professionnel reprit vite le dessus, et il repoussa doucement Romana et ses sels pour se pencher sur la Princesse Adorasti. Celle-ci était consciente, semblait-il, même si ses paupières étaient closes. Muzio s'arrêta donc à une distance raisonnable pour se présenter à mi-voix. Rien de pire que des gens qui crient dans vos oreilles sous prétexte que vous ne vous sentez pas bien et que par conséquent, vous n'entendez rien…

« Bonsoir, Madame. Je suis le docteur Muzio Barrozi, je remplace Maître Tréviano… Votre époux m'a prié de vous examiner. Ce ne sera pas long, je vous rassure… »

Ceci dit, il s'approcha davantage. La Princesse était d'une pâleur exceptionnelle, mais peut-être la qualité de son teint était-elle due aux fards dont raffolaient ces dames ? Pour s'en assurer, Muzio passa délicatement un pouce sur la joue princière. La peau était chaude, mais naturellement nacrée quoique légèrement poudrée. Il souleva le poignet de Bianca et y posa deux doigts. Le pouls était lent mais régulier, comme celui d'un dormeur. Il reposa le bras de la Princesse sur un coussin, et s'enquit successivement de la température du front, de la sécheresse de la bouche et de l'aspect de l'œil, le tout avec ce mélange de douceur et de fermeté qui caractérisait chacun de ses examens, prévenant la Princesse en deux mots murmurés de ce qu'il s'apprêtait à faire à chaque fois.

D'après ce qu'il avait pu voir de loin, Bianca rayonnait de vie et sa légèreté faisait oublier tout le reste. Etendue là, elle paraissait si jeune, si fragile… Vulnérable. Qu'était-elle pour les deux hommes absents ? Quel rôle jouait cette poupée de porcelaine dans les relations des familles les plus influentes d'Italie ? Dans quelle mesure sa volonté était-elle forcée ? Une enfant…

Muzio jugea cependant plus raisonnable de ne pas trop penser pour le moment à ces choses pour lesquelles il était un parfait étranger. Une fois ses premières marques prises concernant l'état de santé de la Princesse, il réarrangea les coussins et étendit mieux le châle dont Bianca avait tenté de se couvrir. Lorsqu'il se redressa, il s'adressa d'abord à elle:

« Avez-vous des bourdonnements dans les oreilles, des douleurs, des démangeaisons, des nausées ? »

Voulant une réponse complète, il laissa à Bianca le temps de faire le point elle-même en se tournant vers sa Dame d'Honneur en retrait:

« Qu'a absorbé votre maîtresse au cours de la soirée ? Dîner, boisson, alcool ? Est-elle sujette aux étourdissements ? S'est-elle plainte de douleurs au cours de la journée ? »

Il s'arrêta là pour ne pas asphyxier ces Dames de questions, et attendit les éléments qu'elles pouvaient lui apporter pour affiner son diagnostic…



(Tour de post dans ce sujet : Muzio, Romana, Bianca)

Le flacon de sels avait eu l'effet escompté, Bianca venait de reprendre conscience. Maître Barrozi venait d'ailleurs d'arriver, ce qui acheva de rassurer Romana. Rengainant son flacon dans un des plis de sa robe - qui sait combien de cachettes recelle une robe de femme - la jeune femme s'écarta pour laisser le champ libre au médecin. Elle avait vu que celui-ci n'appréciait pas sa méthode, à en juger par sa moue contrariée. Elle avait pensé que le plus important était tout d'abord de ramener la princesse à elle. De tout manière, ses connaissances en matière de médecine se bornaient à l'utilisation du flacon de sels, son éducation n'était pas parfaite...

Légèrement en retrait, Romana observa avec curiosité les gestes du médecin. Tout un cérémonial sûrement banal pour lui, mais qui ne laissait pas d'étonner la jeune femme. Barrozi agissait avec efficacité, mais surtout avec douceur, contrairement aux médecins que Romana avait déjà eu l'occasion de voir à l'oeuvre. Peut-être cette douceur était-elle due à la noblesse de la patiente ? La jeune femme sentait qu'elle tenait plutôt au tempérament du médecin.

Quelques minutes s'étaient déjà écoulées depuis le début de l'examen, et Barrozi n'avait toujours pas prononcé le mot "saignée", ni énoncé le moindre diagnostic. Il avait apparemment besoin d'autres renseignements.

"J'ignore totalement ce qu'a pu consommer la princesse ce soir, répondit Romana, navrée de ne pouvoir lui venir en aide. Bianca ne s'est jamais plainte de quoi que ce soit concernant sa santé. Elle n'est absolument pas coutumière de ce genre de malaise, du moins pas que je sache."

La Dame d'Honneur avait nuancé sa dernière phrase, mais son ton était catégorique. Romana quittait rarement Bianca et recevait ses confidences. A moins que Bianca ne lui ait caché un problème de santé - hypothèse vite écartée - la princesse se portait jusqu'alors comme un charme.

Toujours les yeux fermés, Bianca respirait profondément pour éloigner la nausée que lui avait provoqué l'odeur des sels de Romana et sa reprise de conscience. Cela lui permettait aussi d'écouter les paroles échangées dans la pièce qui devenaient un peu moins confuses à ses oreilles.

Elle entendit son époux accueillir une nouvelle personne dans sa chambre, probablement le médecin. Bianca resserra un peu plus son châle contre elle, les doigts légèrement crispés dessus. S'en suivirent quelques présentations rapides. Bianca avait hâte que tout ce monde s'en aille, même son frère. Elle voulait son frère près d'elle mais pas à ce moment précis, pas alors qu'elle était affaiblie, allongée sur son lit.

Pourtant elle reconnut aisément la main de son frère qui vint chercher la sienne et la serrer, elle referma ses doigts doucement autour des siens et rouvrit les yeux, croisant le regard rassurant d'Ugo. Elle le voulait près d'elle, peu importait le moment, il la comprenait et elle s'en sentit apaisée.

Elle le suivit du regard quelques instants et referma les yeux quand il disparut dans la pièce adjacente avec Elio. Elle savait qu'elle devait maintenant se soumettre à l'examen du médecin même si elle n'en avait guère envie. Heureusement Romana resta près d'elle en une présence rassurante.

Quand Muzio se présenta à elle, Bianca rouvrit les yeux lentement et hocha la tête gracieusement. Sans dire mot, elle le laissa toucher son front, prendre son poignet et autres gestes. Au fur et à mesure de l'examen, Bianca décrispait ses doigts du châle, rassurée des gestes doux mais sans ambiguïtés du médecin ainsi de que de ses paroles murmurées et prévenantes.

Elle se laissa aller dans les coussins moelleux, blottie sous le châle doux et chaud, et mit de côté un instant ses angoisses pour répondre aux questions de Muzio. Elle hocha négativement la tête quant aux bourdonnements dans les oreilles, aux douleurs et aux démangeaisons, quant aux nausées,elle marqua un temps d'arrêt étant donné qu'elle venait d'en avoir il y a à peine quelques instant à son réveil.

"Cela se calme... je vais mieux." dit-elle d'une voix calme et basse avec un léger sourire. Les nausées étaient passées et ses idées devenaient plus claires. Alors que Muzio interrogeait Romana, Bianca tourna la tête à la recherche d'un verre d'eau.

Comme il l'avait prévu, Muzio en vint à la conclusion que la Princesse n'avait rien de grave. Un petit étourdissement dû à la chaleur, à l'oppression de la foule, peut-être à un peu d'alcool... Sans être de constitution spécialement fragile, il y avait tout à fait là de quoi provoquer un malaise.

En ville plus qu'à la campagne, un médecin qui ne prescrivait rien à son patient était nécessairement considéré comme un mauvais médecin. Muzio le savait, et avait jusque-là réussi à s'en tirer en prescrivant une tisane à tel hypocondriaque, un séjour à la campagne à telle dame, ou une cure de légumes à un vieil aigri... Ici, ce n'était pas si simple. Bien entendu, il aurait pu conseiller le repos, les légumes, la campagne, la tisane à la Princesse Bianca - cela ne lui aurait fait aucun mal -, mais son époux n'aurait jamais été dupe.

Il n'était pas question ici d'impuissance face à la maladie, mais tout simplement d'absence de maladie. Et, fort heureusement, Muzio ne s'effrayait pas à l'idée de ne rien détecter d'anormal chez la jeune Princesse... Il se dirigea vers un joli guéridon d'acajou sur lequel étaient disposés une cruche et une timbale, qu'il remplit d'eau claire. Il revint vers le lit et tendit le verre à Bianca avec un sourire bienveillant:

« Je pense qu'il s'agissait simplement d'un petit malaise, assez compréhensible dans les conditions de... Enfin, rien de grave. Vous me semblez tout à fait forte. »

Un peu confus, il s'interrompit, craignant d'avoir employé un adjectif peu courtois. Puis il ajouta:

« Cela dit, si vous aviez quelque signe inhabituel de faiblesse ou de mal dans les prochains jours, faites-moi appeler sans faute. En attendant, vous pouvez tout à fait vaquer à vos occupations, sans vous surmener, évidemment...»

Il pivota légèrement, de façon à se tourner également vers Romana à qui il adressa un bref signe de tête, indiquant qu'il en avait fini.

Ainsi Bianca n'avait rien. Le jugement du médecin ne surprit pas Romana pour qui le malaise de la princesse était tout à fait compréhensible, au vu de la chaleur étouffante qui régnait dans la salle de bal.

Comme Bianca semblait peu à peu reprendre ses esprits et que le verre d'eau était apparemment le seul remède prescrit par Barozzi, Romana comprit qu'il avait fini.

"Le prince sera rassuré de savoir que ce n'était qu'un malaise bénin."

Romana se rendit compte trop tard qu'elle n'avait pas mentionné Ugo di Grazianno, qui à l'évidence devrait aussi être rassuré au sujet de la santé de sa soeur.

"Merci de vous être déplacé, Maître Barozzi. Je vais rassurer mon cousin et le prince di Grazianno de ce pas, continua-t-elle en corrigeant ainsi sa maladresse, à moins que vous ne préfériez le faire vous-même."

Sans attendre la réponse du médecin, elle frappa à la porte du petit salon.

[Appartements de la princesse - Petit salon]

Muzio laissa la timbale entre les mains de Bianca, et s'avança avec Romana. Bien entendu il rendrait compte à Elio de l'état de santé de son épouse. Toutefois, il n'avait pas pour habitude de parler d'un malade à sa famille en l'absence dudit malade, sauf cas exceptionnel. C'est pourquoi il tenait à ce que les choses soient claires de chaque côté. Ainsi, il répondit à Romana avant de la suivre dans le petit salon, s'adressant davantage à la Princesse restée étendue sur son lit:

« Bien entendu, je tiens à rassurer Monsieur le Prince... Je vous suis. »

Un petit sourire pour Bianca, afin qu'elle ne se sentît pas dépossédée de sa propre santé, et il franchit derrière la Dame de Compagnie la porte qui séparait la chambre du petit salon.

[Appartements de la Princesse - Le Petit Salon privé]

[Le petit salon]

Elio pénétra dans la pièce et referma silencieusement la porte derrière lui.
Avec un sourire aimable il s'avança vers le lit où reposait son épouse.

"Eh bien, Madame, vous pouvez vous vanter d'avoir fait parlé de vous. Maître Barrozi nous a fait savoir à votre frère comme à moi-même que votre état n'était pas inquiétant. Puis-je ?"

Sans attendre de réponse, il s'assit sur la courtepointe et croisa les jambes.

"L'avis d'un médecin est bien entendu indispensable mais vous-même, comment vous sentez-vous ? Le malaise qui vous a saisie a-t-il tout à fait disparu à présent ?"

Son regard aiguisé dévisageait la princesse, cherchant à lire sur ses traits et dans ses yeux la réponse à ses questions.

"Votre frère, qui semble décidément manquer de sens commun, a décidé de donner une.. réception ou je ne sais quoi de ce genre, demain. Les usages n'ont pas l'air de le préoccuper, il compte recevoir à midi. Sont-ce des habitudes napolitaines d'obliger ses hôtes à sortir si tôt ? Je doute que les dames soient enchantées à l'idée de devoir se hâter, vous-même avez besoin d'une demi-journée avant de vous estimer visible. Celles qui n'ont pas votre grâce vont pester de se sentir ainsi pressées et je doute du succès de l'entreprise."

Plus les minutes s'écoulaient, plus les idées de la princesse reprenaient leur place dans son esprit. Elle se rendait compte de certaines choses qu'elle ne comprenait pas et qui la mettaient mal à l'aise. Elle repassait la soirée dans sa mémoire et se voyait aller à droite et à gauche, se lever, s'asseoir, rire. Il était clair qu'elle avait été plus extravertie qu'à son habitude, trop... elle ne comprenait pas pourquoi elle s'était sentie si gaie et si légère mais elle se rendait compte maintenant l'image qu'elle avait dû donner d'elle. Une écervelée. Bien sûr, elle avait ressenti beaucoup de joie d'avoir son frère près d'elle pour cette soirée, mais à ce point joyeuse... C'était extrêmement gênant vis à vis de son époux et de son frère. Qu'avait-il.. non... qu'avaient-ils pensé d'elle ? Elle qui d'habitude était si discrète, qui tenait son rang avec grâce et dignité ? Et le bouquet final, s'évanouir au milieu de la foule.

Bianca laissa glisser le bout de ses doigts blancs sur ses lèvres, le regard un peu dans le vague, perdue dans sa réflexion. Le verre d'eau que lui tendit le médecin la fit redescendre sur terre et elle le prit entre ses mains en le remerciant. Elle écouta ses conclusions suite à son examen et hocha la tête en reposant le verre sur son chevet après avoir bu une gorgée.

"Je vous remercie de la discrétion de vos questions et du respect envers ma condition. Votre prédécesseur ne m'avait point habituée à de tels égards." dit-elle en lui souriant, ses yeux turquoise retrouvant cet éclat de lucidité qu'elle avait perdu en cette fin de journée.

"Son goût pour les rumeurs lui a d'ailleurs été fatal et l'eau glacée du grand canal a sans doute refroidi ses ardeurs, n'est ce pas ?" dit-elle en se calant de nouveau contre les coussins pour clore la discussion comme si elle n'avait rien dit.

Bianca tourna la tête vers sa dame d'honneur quand celle-ci décida d'aller prévenir le prince.

*Les princes...* pensa-t-elle avec un léger sourire. Mais Romana se reprit aussitôt pour effacer son erreur.

La princesse les suivit des yeux jusqu'à la porte donnant sur son petit salon. Là-bas devaient attendrent son époux et son frère. Elio et Ugo... Bianca réalisa alors que les deux hommes avaient dû rester seuls ensemble dans cette pièce. Elle espérait... qu'espérait-elle ? Qu'ils ne se soient pas battus ? Absurde. Ce n'était pas leur genre ni à l'un ni à l'autre. Elle espérait tout du moins que leurs échanges verbaux n'aient pas été trop violents.

Le médecin avait laissé la porte ouverte et Bianca tendit le cou pour chercher à apercevoir son frère mais elle ne vit que son époux qui venait d'ouvrir la porte et lui barrait la vue. Son attention se relâcha un peu mais sa gêne refaisait surface en repensant une fois de plus à la soirée. Connaissant son époux, il n'allait probablement pas manquer de lui faire remarquer son manque de tenue durant la soirée et elle n'aurait aucun argument pour se défendre.

Le bruit discret d'une porte qu'on ferme la tira une nouvelle fois de sa réflexion. Elle leva les yeux pour voir Elio entrer dans sa chambre. Ayant fermé la porte derrière lui, il masquait une fois de plus son frère de sa vue. Bianca fit glisser son regard du panneau de bois jusqu'à son époux qui s'avançait vers elle avec le sourire.

Elle ne répondit rien à sa phrase d'entrée. Elio savait aussi bien qu'elle, qu'elle n'avait pas spécialement goût de faire parler d'elle, surtout de cette manière. Il n'y avait donc rien à répondre à une phrase qui se voulait légèrement ironique pour apaiser l'atmosphère. Elle le regarda alors qu'il prenait place à ses côtés sur la courtepointe. Il était visible que son époux prenait sur lui pour être aimable et Bianca lui en était reconnaissante, ne se sentant pas d'humeur ni de force pour faire face à sa froideur habituelle. C'est donc avec un sourire apaisé et une voix douce qu'elle lui répondit.

"Je vais bien maintenant, je ne ressens plus aucune trace de vertige. Je vous remercie de m'avoir amenée jusqu'à ma chambre."

Son ton était calme mais sûr pour ne montrer d'aucune façon qu'elle était confuse de son comportement. Par bonheur, Elio ne sembla pas insister sur ce point et passa à un autre sujet. Cependant la suite ne lui sembla pas plus agréable à écouter. Bianca grinça des dents et attendit que son époux ait terminé de parler pour répondre d'une voix qu'elle garda calme et parfaitement maîtrisée.

"Je ne vous ai jamais empêché de penser ce que vous voulez de mon frère mais je vous prie de cesser de parler de lui sur ce ton condescendant quand vous vous adressez à moi. Vous ai-je déjà fait part de vive voix de mes pensées sur votre famille ? Je ne crois pas." dit-elle, son regard d'eau vrillé dans celui d'ambre.

"Si vous acceptez cette invitation, alors ce sera l'occasion pour vous de lui montrer que vous ne vous restreignez pas aux principes établis. Les Adorasti sont au-dessus de ça et savent s'adapter, n'est-ce pas ?"

Sans que son regard ne quitte le visage de son épouse, un sourire naquit sur les lèvres du prince.
Un sourire lent.

"Bien, Madame, je constate que vous allez en effet mieux et votre promptitude à défendre votre sang me semble augurer une remise sur pieds rapide. En ce qui concerne l'invitation de votre frere.."

Il se tut un instant, pianotant du bout des doigts sur la courtepointe brodée.

"Je ne vous priverai pas de ce divertissement, il est bon que vous voyez du monde. Cependant, vous comprendez que j'attende l'avis de Maître Barrozi avant de décider quoi que ce soit."

Il ne mentionna pas combien il lui coûtait d'accepter de se rendre Ca'Grazziano, il pensa simplement qu'elle était bien sotte de ne point voir le pas qu'il faisait vers elle, mais cela ne le surprit pas.
Il se leva et s'inclina graçieusement pour prendre congé de la jeune femme allongée.
Il se redressa et fit quelques pas vers la porte.
La main sur le bouton, il se retourna.

"En ce qui concerne votre opinion sur ma famille, il va s'en dire que vous vous épargnez bien de la peine en gardant le silence tant votre avis m'indiffère. Il m'indiffère également tout à fait de prouver d'une quelconque manière la supériorité des Adorasti sur tel ou tel sujet. Ceci n'est pas, comme vous semblez le croire, le but de mes actes."

Il balaya le sujet d'un revers de la main et fit un geste vers le cordon de soie brodé.

"Souhaitez-vous que je sonne afin que Gabriella vienne vous aider à vous préparer pour la nuit ?"

Comme Bianca s'y attendait, Elio souriait à ses paroles. Il donnait toujours cette impression déstabilisante de s'amuser de tout ce qu'on pouvait lui dire, que ça soit compliment ou reproche. C'était quelque chose qu'elle ne maîtrisait pas du tout et qu'elle avait du mal à appréhender. Elle même ne pouvait pas rester indifférente face à certaines remarques, surtout quand ça touchait sa famille.

Elle fut surprise de l'entendre donner son accord pour l'invitation de son frère. Elle ne s'était pas vraiment attendue à ce qu'il donne son avis si vite, qu'il soit positif ou non. Voilà de quoi la déstabiliser de nouveau. Après son attitude aimable qu'elle avait remarqué un peu plus tôt, voilà qu'il faisait un nouvel effort en acceptant l'invitation chez les Grazziano. Comment réagir ? Elle ne pouvait se répandre en remerciements pour ce geste juste après l'avoir critiqué sur sa façon de parler de son frère. Montrer une attitude girouette comme cela serait totalement ridicule, et de toute manière, elle en était incapable. Contrairement à son époux, elle ne savait pas mêler bienveillance et paroles incisives, ni rebondir sur l'un puis sur l'autre avec tant d'habileté et de naturel.

La fatigue la désorientait et perturbait sa réflexion. Etant constamment sur la défensive face à son époux, cela semblait faire l'effet inverse de ce qu'elle souhaitait. Au lieu de paraître comme une femme forte et fière de ses positions en les défendant, elle devait passer pour une cruche incapable de se rendre compte des attentions de son entourage. Elle préféra ne plus trop rien dire pour éviter d'aggraver son cas. Elle ferait seulement en sorte de le remercier en se tenant plus convenablement le lendemain qu'elle l'avait fait ce soir là, même si elle ne comprenait toujours pas les raisons d'une telle euphorie.

"Oui.. oui bien sûr. Je me rangerai à l'avis de Maître Barrozi..." dit-elle en regardant son époux se lever pour se diriger vers la porte.

Dans un léger soupir, elle baissa les yeux d'un air découragé et las de ses dernières paroles concernant son sentiment face à son avis et ses actes au sujet des deux familles princières. Elle ne savait quoi répondre à cela sinon constater cette indifférence accablante face à tout et tous.

Le voyant s'apprêter à tirer sur le cordon pour appeler une servante, Bianca hocha la tête pour accepter. Son regard se porta à nouveau vers la porte menant à son petit salon, se demandant si son frère était parti. Elle aurait aimé le voir encore une fois pour qu'il la rassure et lui confirme qu'elle n'était pas une cruche et qu'elle était forte et fière de ses positions... car à ce moment, elle n'était plus sûre de rien.

Elio tendit la main et tira doucement sur le cordon.
Un dernier regard vers son épouse fit renaître sur son front la ride d'inquiétude que le médecin et Romana avaient effacée.
Elle semblait à bout de fatigue et il surprit ses doigts fins se crisper sur le drap brodé.
Son regard détourné se tendait vers la porte du petit salon, nul doute qu'elle espera une dernière visite de son frère.

Le prince mit plus de douceur dans sa voix quand il s'adressa à la jeune femme.

"Tentez de passer une nuit calme, Madame. Je vais faire vous envoyer une des petites bonnes à dormir dans votre boudoir, de cette façon vous ne serez pas seule."

Il s'inclina légèrement en guise de salut et sortit de la pièce, refermant silencieusement la porte derrière lui.

[Ailleurs - j'éditerai]

[Quelque part dans le palais]

Gabriella s'était calmée depuis qu'elle avait vu ce qui s'était passé dans la Salle de Bal. Mais pour cela, il lui avait fallu monter et descendre des escaliers, marcher, pester, râler, remonter et descendre d'autres escaliers, parcourir des couloirs pour arriver à se calmer enfin. Bien sûr, cela l'avait aussi épuisée plus qu'elle ne l'était déjà, mais au moins, elle était apaisée quand elle se présenta à la porte de la chambre de la Princesse Bianca.

"Vous m'avait fait appeler, votre Grâce ?" demanda-t-elle en s'inclinant avant de refermer doucement la porte et en scrutant la princesse.

Celle-ci avait l'air très fatiguée et reposait entre ses coussins, serrant son châle sur sa chemise. Elle n'était donc pas encore en tenue de nuit. Probablement que le médecin était parti depuis peu de temps. Gabriella hésita entre la trouver pathétique ou éprouver un peu de peine pour elle.

Elle avait secrètement espéré croiser le prince Elio mais il n'était déjà plus là. Quant au bel homme blond... elle ne savait pas du tout ce qu'il était devenu.

"Je.. je suis heureuse de voir que vous vous portez mieux." glissa-t-elle en se dirigeant vers la cheminée pour préparer la bassinoire.

En fait, c'était vrai, elle était contente que la princesse se sente mieux car ça faisait du souci en moins pour le prince Elio. Quand le chauffe-lit fut rempli de braises, Gabriella se dirigea vers la grande armoire de la chambre et en sortit une belle chemise de nuit longue ornée de moult dentelles et rubans, ainsi qu'un petit bonnet blanc qu'elle posa au pied du lit de la princesse.

La servante entreprit ensuite la périlleuse tâche de délacer les paniers de la robe de la princesse et de la délester de son corset déjà ouvert pour qu’elle se retrouve strictement en chemise. Elle reprit alors la belle robe de nuit et lui tendit avec une nouvelle courbette.

Bianca détacha à regret son regard de la porte menant vers son petit salon quand son époux s'adressa à elle pour lui souhaiter une bonne nuit et lui ajouter qu'il ferait venir une petite bonne à dormir dans son boudoir.

"Merci, Elio." dit-elle doucement en hochant la tête.

Le prince Adorasti était certes quelqu'un de froid, indifférent et guère démonstratif en affection et tendresse, mais il fallait bien avouer qu'il s'occupait d'elle autant que son sens du devoir le lui dictait.

Gabriella de tarda pas à la rejoindre pour l'aider à la préparer pour la nuit. Elle aussi semblait fatiguée, mais c'était compréhensible. Les domestiques avaient dû avoir beaucoup de travail avec cette soirée. Et puis avec son malaise, elle imaginait bien le vent de panique qu'elle avait dû susciter parmi le personnel.

Bianca accueillit la servante avec un sourire qu'elle voulut rassurant. Effectivement, la jeune servante l'observait comme pour s'assurer qu'elle allait mieux. Celle-ci ne tarda d'ailleurs pas à répondre que son rétablissement la réjouissait. La princesse prit appui sur ses bras pour s'asseoir au bord de son lit. Constatant avec soulagement qu'elle n'avait aucun vertige, elle se leva et attendit que la jeune fille vienne l'aider à délacer ses sous-vêtements.

"Je te remercie Gabriella. La soirée s'est terminée un peu brutalement... je ne doute pas que les valets et servantes ont dû avoir fort à faire pour s'occuper des invités." dit-elle d'une voix douce.

Bianca était certes toujours avenante avec le personnel, mais à ce moment là précis elle avait besoin d'exprimer sa gratitude à quelqu'un, n'ayant pas réussi à l'exprimer envers son mari. Une fois qu'elle fut libérée de son corset et de ses paniers, la princesse prit entre ses mains sa tenue de nuit et se dirigea vers la pièce adjacente.

[Cabinet de Toilette]

La princesse l'avait accueillie avec le sourire. La princesse était aimable avec le personnel. Elle avait toujours été aimable avec elle. Et elle ne savait certainement pas que la servante à qui elle venait d'exprimer sa reconnaissance la traitait de dinde dans son dos. Pourquoi la traitait-elle de dinde ? Elle n'avait jamais rien fait de mal. La seule chose que Gabriella lui reprochait était d'être trop proche du prince Elio. Mais cela, elle n'en était en rien responsable. Pourquoi lui en vouloir alors ? Gabriella le savait au fond d'elle. La jalousie rendait aveugle mais c'était si simple de l'utiliser.

"Oui votre Grâce, c'était le cas, effectivement. Mais c'est un honneur de travailler auprès du Prince Elio et je n'y laisserais ma place pour rien au monde." dit-elle d'un ton sûr en inclinant la tête.

Alors que la princesse passait dans la pièce adjacente, Gabriella retourna auprès de la cheminée pour prendre en mains la bassinoire. D'un geste habitué, elle glissa l'ustensile entre les draps du lit pour les chauffer. Une fois cela fait, elle replia les couvertures et arrangea les coussins pour que lit soit accueillant.

Elle attendit que la princesse revienne afin de savoir si elle désirait autre chose avant de dormir. Elle irait ensuite voir à la salle de bal si tous les invités étaient partis puis irait s'assurer que le prince n'avaient pas besoin d'aide lui aussi. Gabriella soupira, un petit sourire rêveur sur les lèvres. Elle aimerait tant l'aider à prendre son bain, lui frotter les épaules avec une éponge douce. Depuis qu'elle était employée au palais, elle n'avait jamais réussi à obtenir cette tâche et toujours une autre servante avait eu ce privilège.

[Cabinet de Toilette]

Quand Bianca entra de nouveau dans sa chambre, Gabriella l'attendait près de son lit qu'elle avait arrangé et certainement chauffé comme tous les soirs vu la bassinoire près de la cheminée.

La princesse se glissa dans son lit avec volupté. Les draps étaient tièdes et doux, un vrai régal après cette éprouvante soirée. Elle tira quand même immédiatement une couverture contre elle comme si elle avait encore froid.

La jeune servante semblait dormir debout ou rêver éveillée. Bianca en profita pour répondre à ses paroles de tout à l'heure.

"Vous semblez vraiment apprécier le Prince..." dit-elle en souriant.

Même si elle ignorait à quel point exactement Gabriella appréciait le prince, elle savait que c'était toujours mieux ainsi et qu'un travail était toujours mieux fait quand on servait une personne qu'on estimait.

"Pourrez-vous m'apporter une infusion pour dormir je vous prie ?" ajouta-t-elle en caressant du bout du doigt un coussin brodé.

... enrouler son corps magnifique dans une grande serviette, lui brosser ses sublimes cheveux noirs, le...

La voix de la princesse lui posant une question, la ramena sur terre. Elle ne l'avait même pas vue revenir dans la chambre. Elle était déjà couchée entre les draps et lui posait une question tout à fait en rapport avec ses pensées, ce qui la fit rougir de façon assez conséquente.

Elle cligna des yeux plusieurs fois puis se reprit pour répondre à la question de la princesse.

"Oui votre Grâce, le Prince Elio est un homme bon et généreux. Il m'a prise à son service alors que j'étais dans le besoin. Je n'ai pas eu besoin d'aller le voir, il est venu à moi de lui-même pour me donner un travail honorable. Et de cela, je ne lui serai jamais assez reconnaissante."

Un sourire avait illuminé son visage en disant cela. Gabriella revoyait ce jour où elle avait vu pour la première fois le prince Elio la désigner dans la rue. Il l'avait vue peiner pour récupérer une misérable pièce et lui avait offert un travail auprès de lui pour le servir. Il l'avait remarquée, elle, et pas d'autre dans la ruelle, elle seule parce qu'il l'aimait et la voulait près de lui. Et ça faisait maintenant plus d'un an qu'elle était aux petits soins du prince, elle ne le regrettait absolument pas.

Une nouvelle fois, la voix de la princesse la sortit de ses pensées -ça commençait à devenir agaçant-.

"Bien entendu votre Grâce, je vais vous faire apporter votre infusion d'ici peu."

Gabriella s'inclina respectueusement et sortit silencieusement de la chambre. Elle croisa au passage une petite bonne, déambulant dans le couloir des appartements et lui demanda d'aller préparer une infusion pour la princesse. Une fois cela fait, Gabriella se dirigea vers la salle de bal pour s'assurer que tous les invités étaient partis.

[Salle de Bal]

La princesse releva les yeux vers la servante, quelque peu surprise par la ferveur de sa réponse. Elle sourit, trouvant cela plaisant de constater le dévouement que suscitait le prince Elio parmi certains serviteurs. La jeune fille rayonnait de joie quand elle parlait d'Elio et Bianca trouvait cela bien pour son époux. Qu'il ait des alliés fidèles parmi son personnel ne pouvait que tendre à le rendre moins hostile avec son entourage... du moins elle espérait.

*Bon et généreux...* se répéta-t-elle mentalement. La princesse ne demandait qu'à penser la même chose avec autant de sincérité que Gabriella.

La servante sortit de la chambre et Bianca en profita pour formuler quelques prières silencieuses. Une autre servante ne tarda pas à frapper à sa porte puis entrer avec un plateau. La petite bonne lui servit son infusion et Bianca la remercia en prenant la tasse de porcelaine entre ses doigts.

Alors qu'elle buvait avec délice le liquide chaud et doux, Bianca aperçut dans son champ de vision la petite bonne sortir un billet de son tablier et le lui tendre avec un sourire amusé.

"Votre grâce, un homme blond tout à fait charmant m'a confié cette lettre avec pour ordre de vous la remettre avec discrétion... Peut-être s'agit-il d'un admirateur présent lors de la soirée..."

"Elisa !" s'exclama la princesse d'un ton plus surpris que réprobateur. La petite bonne se redressa tout de même, un peu honteuse de se mêler de ce qui ne la regardait pas.

Bianca défit l'épingle qui scellait la lettre et parcourut des yeux le contenu. Inutile de lire la signature, elle avait reconnu l'écriture soignée de son frère. Bianca fit un sourire à la petite bonne et lui ajouta.

"Pas d'admirateur ce soir, il s'agit d'une lettre de mon frère. Vous pouvez disposer Elisa." dit-elle en reposant les yeux sur la lettre. La jeune servante s'inclina et s'en alla, visiblement déçue que la lettre qu'elle croyait romantique ne l'était en fait pas du tout.

"... Je pars donc, bien trop vite à mon goût". Bianca eut un petit sourire triste. Il n'avait pu rester comme elle s'en était doutée.

"Votre mari vous aura sans doute transmis la nouvelle de la venue de notre cousine ?" Bianca secoua doucement la tête. Elio ne lui avait rien dit de tout cela... certainement était-ce secondaire pour lui.

"J'espère vous voir demain, ainsi que tous les jours qui suivront et que nous partagerons dans cette ville.

Votre dévoué frère
Ugo di Grazziano."

Bianca sourit et serra un instant la lettre contre son coeur comme si elle serrait Ugo contre elle.

"Oui mon cher frère, nous nous verrons demain..."

La princesse replia la lettre et la posa sur son chevet, soufflant les chandelles au passage. Seul le feu de cheminée éclairait la chambre de sa faible lueur et la réchauffait de son crépitement rassurant. Bianca se blottit entre les coussins de son lit et ferma les yeux en souriant, pensant à son frère. C'est l'esprit paisible qu'elle s'endormit.