Place Saint Marc - Nord

[Ca'Grazziano]

Emmitouflée dans sa mante de velours verte, Lucia avait tout d'abord décider de visiter la place Saint Marc.Elle marchait avec précaution en s'aidant de sa canne afin de ne pas glisser.Le froid lui mordait le bout des doigts malgré ses gants et elle regretta un temps de ne pas avoir pris la précaution d'arranger sa tenue, de manière à ce qu'elle fut plus chaude et plus élégante.Tout ce qu'elle souhaitait c'était avoir l'aspect d'une dame de son rang, la doyenne des représentants Di Grazziano à Venise se devait à son sens d'être irréprochable.
Continuant sa promenade, elle marquait de temps à autre des arrêts pour admirer la place qu'elle trouvait fort belle. Un couple d'amoureux passant par là lui rappela nostalgiquement quelques bribes de son passé.Quand l'avait elle rencontré déjà? Par un jour d'hiver glacial comme celui ci? Ou par une belle journée d'été?
Elle s'appuya l'espace d'un instant contre un mur afin de se replonger dans ce passé révolu. Faisant abstraction de tout élément alentour, elle ferma les yeux réveusement et laissa apparaître un fin sourire sur ses lèvres dans une attitude qui rappelait un léger sommeil ou semblait une légère marque d'inconscience.

[Rialto - sur le pont]

Muzio revenait finalement à sa destination première. Le froid s'avérait moins mordant sur la place que sur le pont. Cependant, le médecin prit la direction du caffé Florian, où il pourrait et se réchauffer, et rencontrer des personnes de tous milieux... Ou presque. Toutefois une femme retint son attention avant qu'il ne passe le seuil de la porte. Ou plutôt l'attitude d'une femme retint son attention...

Richement vêtue, mais seule, sourire aux lèvres mais yeux fermés. Peut-être un étourdissement ? Par ce froid, Muzio savait que cela pouvait être cause de nombre de maladies futures. C'est cette idée qui décida le médecin à s'approcher de Lucia. Il se permit de l'aborder le plus doucement possible, afin de ne pas créer une crise cardiaque en voulant la sauver d'une toux...

"Pardonnez mon impudence, Madame, mais rester ainsi par ce froid me paraît fort... imprudent."

Bas jeu de mot involontaire...

Lucia qui avait commencé à s'endormir, ouvrit doucement les yeux au son de la voix du médecin, émergeant doucement de sa rêverie elle repensa au parole du médecin,"imprudent" oui c'était bien le mot.
Elle réalisa tout à coup qu'il n'y avait pas que le froid à craindre ici.

*MES BIJOUX!*

Elle vérifia d'un air paniqué qu'il ne lui manquait rien,retournant ses gants, sa mante dans tout les sens.Non, elle n'avait pas du somnoler trop longtemps.
Réalisant qu'elle devait avoir l'air un peu ridicule, elle fit de son mieux pour ne pas rougir et récupérer un peu de sa contenance et de son sang froid.Elle se reprit s'appuyant fermement sur sa canne et s'adressa d'un ton cordial à Muzzio:

"Je vous remercie de votre sollicitude, mon cher monsieur"

Elle détailla rapidement son interlocuteur: il n'avait pas de signes distinctifs particuliers, et semblait par son attitude quelqu'un d'intelligent.

"Sans vous je me serai sans doute assoupie. Ce qui aurait pu m'être quelque peu nuisible.
Oh! Mais je ne me suis pas présentée mon nom est Lucia Di Grazziano. Puis je vous demander le vôtre, afin de pouvoir mieux vous remercier?"

Elle remarqua que Muzzio dégageait une légère odeur de plantes.

"Hum ? C'est une odeur de plantes, ne seriez vous pas apothicaire?"

Muzio haussa un sourcil un peu étonné devant la réaction de Lucia. S'était-elle assoupie sans penser aux conséquences ? D'ailleurs, elle ne semblait penser à celles-ci qu'en tant que soucis matériels, et non comme le médecin les avait envisagées.

Cachant sa surprise, il s'inclina légèrement et se présenta à son tour:

"Muzio Barrozi pour vous servir, madame."

Curieuse femme, directe en tous cas... Au moins apparemment. On n'était jamais sûr de rien à la ville; peut-être était-elle trop naturelle... Muzio prit néanmoins un ton détendu, de conversation:

"Médecin, madame, et non apothicaire. Toutefois, il est vrai que je fréquente les plantes bien souvent, mon activité s'y accorde..."

Fermement appuyée sur sa canne, celle qui lui faisait face ne semblait pas souffrir outre mesure du froid, étrange pour une femme, qui plus est aristocrate et d'un âge déjà mûr. Les Grazziano étaient-ils plus résistants que les pâles Adorasti ? A vérifier. Dans tous les cas, Muzio se félicita d'avoir abordé Lucia, car cette rencontre lui permettait, après celle du Prince Elio, de nouer un lien avec chacune des familles les plus influentes de Venise.

"Je ne voudrais pas vous importuner, madame, vous aviez sans doute organisé votre journée sans compter sur mon intervention..."

Au mot médecin un éclair traversa l'esprit de Lucia: peut être ce praticien fréquentait il les Adorasti?Peut être savait il des choses à leur sujet?Décidément cette rencontre s'avérait intéressante et Lucia ne regrettait pas de s'être légèrement assoupi.Il lui fallait établir des liens avec ce médecin, si elle parvenait à le faire parler elle apprendrait peut être des choses intéressantes...

"Je suis enchanté de faire votre connaissance monsieur Barrozzi"

Elle secoua la tête à la question de Muzzio, son programme pouvait bien attendre un peu.

"Mais non, vous ne me dérangez pas du tout, vous me ferez bien le plaisir de m'accompagner quelques instants?"

Elle reprit sa marche boiteuse en prenant appui sur sa canne, et continua la conversation:

"Je ne suis arrivée que récemment à Venise, et je peux bien prendre un peu de temps pour découvrir la ville.Et vous même depuis combien de temps êtes vous ici?"

Muzio accepta de bon coeur la proposition de Lucia. Comme cette dernière, il nourrissait le désir de voir cette conversation lui apporter des informations intéressantes... Le médecin adapta sa marche à celle de son interlocutrice.

"Nous voilà un premier point commun madame, puisque moi-même je ne suis ici que depuis trois jours... Comme vous également, je profite de cette journée pour découvrir Venise, fort belle d'ailleurs."

Malgré toutes ses interrogations, Muzio savait que son rang ne lui permettait pas de les poser ouvertement à une doyenne des Grazziano. De plus, sa discrétion naturelle l'en aurait empêché. Il lui fallait se résigner à suivre le fil imposé par Lucia... Ou le faire discrètement dévier...

"Peut-être avez-vous eu le temps de rencontrer mon prédécesseur avant qu'il... que je le remplace ?"

Lucia fut surprise par la question du médecin. Pure banalité de conversation ? Ou bien question quelque peu intéressée ? Ce qui venait de semer le doute dans son esprit était ce léger labsus : "avant qu'il ?", le médecin cachait il quelque chose ? Elle chassa cette pensée de son esprit se disant que son imagination et peut être un léger soupçon de paranoïa lui inspirait des ennemis imaginaires...Elle répondit d'une façon naturelle.

"Hé bien non je n'ai pas eu l'honneur de connaître votre prédecesseur. Jusqu'alors en dehors de ma cheville, je n'avais pas eu de vrais problèmes de santé."

Elle eut un petit rire amer et ajouta:

"Mais cela change petit à petit et je crains de devenir rapidement une cliente régulière. L'une des vôtres peut être ? Je ne pense pas que nous ayons de médecin de famille à Venise pour l'instant."

Elle espérait que l'assurance d'un futur gagne pain et surtout d'un bon filon, une dame d'âge mur et d'une famille noble et fortunée, amènerait le médecin à d'avantage de confidences et à lier une certaine confiance avec elle. Même si elle s'en doutait, l'amener à briser le silence du secret professionel s'avèrerait sans doute long. Elle rebondit sur le sujet de la clientèle pour revenir à ce qui l'intéressait elle.

"Enfin je suppose que si vous aviez un prédecesseur vous devez déjà avoir une clientèle et non des moindres."

La conversation n'avait finalement pas tourné comme l'entendait Muzio. Que signifiaient toutes ces allusions parfaitement grossières à sa clientèle ? La doyenne des Grazziano voulait-elle savoir à combien s'élevaient ses revenus ? Quoi encore ? Muzio n'était pas homme à se laisser graisser la patte pour un bas chantage, et les Grazziano l'apprendraient vite, s'ils se révélaient de ce genre-là. Le chirugien cacha parfaitement son état d'esprit et éluda rapidement la question.

"J'imagine que l'on s'habitue à tout, y compris à changer de médecin. En tous cas, ce froid tue les microbes mais provoque la toux; je ne sais si je dois m'en réjouir..." ajouta-t-il avec ironie.

Quelle conversation d'un terrible ennui ! Tant qu'à créer des liens, autant ne pas perdre son temps et se renseigner utilement. Tout d'abord, tester son interlocutrice...

"Oserais-je vous demander, madame, si vous connaissez un certain... Bonifacio Demarcado, il est logé par ici, me semble-t-il."

Le ton paraissait tout à fait naturel, voire cordial; parfait en tous cas pour laisser entendre à Lucia qu'elle était LA personne idéale pour répondre à ses attentes...

La doyenne Di Grazziano enragea, la conversation ne tournait pas non plus à ses attentes.Visiblement elle s'était trompé sur son interlocuteur et l'avait sous estimé...Elle reconnaissait elle même ne pas avoir jouer assez finement d'ailleurs.La manipulation n'était pas vraiment son fort.Elle retint un soupir, finalement le médecin n'était peut être pas la mine d'information qu'elle attendait et elle commençait à penser qu'il lui serait sans doute inutile.

*Ah Venise je commence déjà à regretter de te connaître...*

Lorsque le chirurgien lui demanda si elle connaissait un certain Bonifacio Demarcado, elle en déduit qu'il devait s'agir d'un patient.
Elle crut déceler un léger temps d'arrêt entre le "certain" et le "Bonifacio" comme s'il venait d'inventer le nom...Non, non décidément elle savait qu'à Venise il fallait se méfier de tout mais là elle devait exagérer.Le tout était dans ce nid de couleuvre de ne pas marcher sur les vipères.

"Je suis désolée mais non. Ce nom m'est totalement inconnu."

Un sentiment d'étrange malaise l'envahit. Il était évident que la conversation était fausse depuis le départ d'un côté comme de l'autre chacun y voyant son propre intérêt.

*Tant pis, c'est lui qui perd son temps en marchant au même rythme que moi...ahaha*

Cette pensée saugrenue la fit rire intèrieurement. Néanmoins il était vrai que si le médecin voyait en Lucia une perte de temps, elle réduisait à néant ses espoirs de nouer un jour une relation de bonne entente. Elle décida donc de prendre congé de son interlocuteur

"Je vous remercie d'avoir accepté de prendre un peu de votre temps pour converser avec moi. Je n'ose pas vous demander de m'accompagner encore, j'aurai peur d'exagérer. Faire votre connaissance me fut extrèmement agréable."

Un peu dépitée mais n'en laissant rien paraître, Lucia fit un grand sourire au médecin.

"J'espère avoir le plaisir de vous revoir un jour monsieur."

Elle prit la direction de l'église en espérant y trouver un peu de calme pour remettre de l'ordre dans ses pensées

[Eglise San Siriano]

Muzio eut un petit sourire infimement hypocrite. S'il ne trouvait aucun plaisir à travestir les conversations, il ne se résignerait jamais à les subir à son désavantage. Celle-ci n'avait, finalement, réellement servi à personne, sinon à créer un vague lien de connaissance.
Ainsi, Lucia n'avait pas entendu parler de Bonifacio... Bien, très bien ! Le médecin faillit laisser échapper son amusement, mais le sourire presque franc de la doyenne des Grazziano l'y aida sans peine. Poliment, il s'inclina et répondit courtoisement:

"Moi de même, chère madame. D'ailleurs, Venise n'est sans doute pas aussi grande qu'il n'y paraît, nous aurons certainement l'agréable occasion de nous revoir."

Sur ces paroles, Muzio regarda s'éloigner lentement la silhouette de Lucia, et resta quelques instants à la même place, l'oeil pensif. Cette femme ne devait pas être manipulatrice dans l'âme, elle s'y essayait plutôt...

Un coup de vent brusque fit pénétrer une vague de petits poignards agressifs sous la chemise du chirurgien. Le froid tuait les microbes, certes, mais ce n'était pas une raison pour s'y exposer inutilement. Le caffé Florian s'imposa dans son esprit. Revenant en arrière, Muzio se dirigea d'un pas ferme vers la porte du rendez-vous des Vénitiens...

[caffé Florian]

[Caffé Florian]

Bertuccio releva le col de son manteau, pris d'un frisson sous une bise glacée. Que faire à présent ? Il jeta un coup d'oeil au ciel, clair et dégagé. Il lui restait du temps avant la tombée de la nuit, pourquoi ne pas en profiter pour visiter un peu la ville ? Il s'engouffra dans une ruelle adjacente et laissa ses pas le conduire.

[Calle Bardini]

[Ca'Adorasti]

Une impression de vide se déversa en Lea lorsqu'elle sortit du palais Adorasti. Après ces couleurs chatoyantes, ces odeurs brutales, ces sons enivrants, le contraste avec le calme paisible de la rue était saisissant. Eblouie par cette avalanche de silence, Lea eut une hésitation en sortant du palais, comme si elle n'était pas sûre de vouloir le quitter. Puis, haussant imperceptiblement les épaules, elle se remit en marche derrière sa maîtresse.

Laquelle lui avait posé une question : qu'avait-elle fait pendant sa soirée ? Cette interrogation, anodine, plongea la jeune servante dans une longue réflexion. Tout s'était déroulée si rapidement...

"Hum...Et bien, tout d'abord, suivant votre conseil, je suis allée aux Communs. Là, on m'a envoyé dans la salle de bal, avec pour mission d'apporter mon aide aux valets et aux servantes..."

Lea s'interrompit, gênée. Elle venait de se rendre compte qu'elle n'avait pas accompli le travail demandé. Au lieu de cela, elle avait passé la soirée à déambuler sans but dans sa robe beaucoup trop belle pour elle...

"...Et je suppose que je n'ai pas respecté les ordres, puisque je n'ai fait qu'observer la foule rassemblée, et..."

Nouvelle interruption. La jeune fille se souvenait de la musique lancinante qui l'avait tant bouleversée et qui lui avait fait perdre tous ces repères. Et après cela...Après cela, elle avait bousculée une jeune dame qui paraissait à peine plus âgée qu'elle...Et la soirée s'était terminée. Puis il y avait eu l'agitation après le malaise de la princesse, et Lea avait retrouvé Graziella...La servante espérait juste que celle-ci ne serait pas trop fâchée par son comportement durant la soirée.

"...Et, à ma grande honte, je n'ai pas vu le temps passer. Je crains que tous ces artifices ne me soient montés à la tête !"

Elle s'autorisa un petit rire contrit . Entre temps, elles étaient arrivées sur la place Saint-Marc, silencieuse comme une tombe. Ce sentiment d'absence submergea une nouvelle fois Lea, qui ne put retenir un petit frisson.
Elle se tourna vers sa maîtresse, indécise, n'osant pas lui demander des précisions sur sa soirée. Au lieu de cela, avant d'avoir pu s'en empêcher, elle lui demanda :

"Que pensez-vous du malaise de la princesse, Madame ?"

[Le Pont du Rialto]

[Ca'Adorasti]

La fraîcheur de la nuit les enveloppa, tout comme le silence, surprenant contraste avec la chaleur et le bruit qui régnaient au palais Adorasti. La courtisane resserra les pans de son manteau contre elle pour ne pas laisser s'insinuer la bise glacée sous ses vêtements. Elle se mit à la hauteur de sa servante pour mieux entendre ce qu'elle lui racontait et poursuivit d'un pas calme mais soutenu pour ne pas se laisser saisir par le froid.

Le sourire aux lèvres, elle écouta Lea décrire sa soirée avec l'expression d'un chat buvant du petit lait. Comme elle avait prévu, son parcours avait commencé aux communs du palais avant de se poursuivre dans la salle de bal où elle s'était fondue parmi les invités. Graziella ne parut pas fâchée du tout, bien au contraire, elle fut prise d'un rire franc qui dura plusieurs secondes et qui eut pour conséquence appréciée de la réchauffer un peu. Lea avait du se sentir un peu perdue dans sa robe et ne pas savoir quelle était vraiment sa place, c'était parfaitement compréhensible.

"Il ne faut pas avoir honte Lea, tu as eu un aperçu de... l'autre côté, on va dire ça ainsi... prend cela comme une expérience... et les expériences sont toujours enrichissantes."

A l'évocation du malaise de la princesse, la courtisane répondit avec un peu plus de sérieux que précédemment.

"Comme je l'ai dit tout à l'heure, un malaise peut être provoqué par beaucoup de choses... un corset trop serré, la chaleur, un peu trop d'alcool... ou autre substance fâcheuse... la princesse semblait fort joyeuse il me semble." dit-elle d'un air songeur.

Tout en parlant, elles se dirigèrent vers le Rialto en vue de retourner à Calle Galante. Pour cela, elles devaient traverser le Canal Grande.

[Le Pont du Rialto]

[Ca’Adorasti >> Le Grand Salon Bibliothèque]


C’était la première sortie du secrétaire d’Elio de la journée. Le jeune homme trouvait le temps froid et austère mais ce n’était pas suffisant pour abattre sa détermination soudaine. La marche jusqu’à la place saint Marc lui avait retiré tous les doutes qu’il avait au sujet d’une enquête sur l’entourage du prince. Il mènerait ses investigations en douceur, et ensuite il déciderait des informations qu’il donnerait au baron. Après tout, il ne s’était pas engagé à lui retransmettre le fruit de ses trouvailles.
Domenico marchait sur les pavés de la place, ses talons claquant à chaque pas. Heureusement que son sens de l’orientation ne lui faisait pas défaut, et qu’il savait discerner le nord du sud. La frénésie qui régnait dans les rues et, au contraire, la solitude imprégnant les ruelles moins achalandées auraient déstabilisé plus d’un inconnu au sol de Venise. L’atmosphère de cette ville entre ses fêtes et ses drames plaisaient à Uccellini, qui trouvait qu’on ne retrouvait nulle part ailleurs cette union de l’ancienne et de la nouvelle Italie. Tout se mélangeait, et les masques qui se glissaient en ville ne faisaient qu’exacerber cette ambiance si particulière.

Le jeune secrétaire s’assit sur le premier banc qu’il trouva. Ne fixant aucun point précis, il se mit en quête d’un personnage solitaire, intelligent, et au courant des dernières nouvelles de la cité. Le mieux consistait donc à découvrir un artiste, un saltimbanque ou un musicien qui ne serait pas occupé. Ces derniers étaient constamment au fait des nouvelles de la ville puisqu’ils en faisaient partie intégrante, et qu’ils pouvaient surprendre toutes les conversations.
Domenico s’était déjà aperçu dans le passé que toutes les rumeurs provenant des petites gens et toutes celles de la noblesse se retrouvaient enchevêtrées dans la mémoire de ces hommes, naviguant entre deux eaux, deux classes distinctes de la société. De plus, ils n’étaient pas démunis de cultures et il était facile d’engager une conversation avec l’un d’entre eux sans trouver de prétexte. Domenico avait toujours aimé ces personnes aux personnalités multiples capables d’enchanter plus d’un être.

Il ne lui restait plus qu’à trouver la perle rare.

[Calle Galante - Maison de la Courtisane]

Orfeo avait quitté la maison de la rue Galante alors que le clocher de San Siriano appelait les fidéles aux Vêpres. Il avait longé les canaux, flanant comme un nanti dans ses nouveaux habits chatoyants, écoutant avec ravissement les talons de ses chaussures neuves claquer sur les pavés.
Il s'était efforcé de marcher lentement, d'afficher sur son visage cette moue blasée qui fleurissait aux lèvres des bourgeois. Faisait-il illusion ? Sans doute. Il avait la comédie dans le sang, un rôle de plus s'offrait à lui qu'il jouait avec délices.

Il s'enhardit à héler une embarcation et le 'petit monsieur" que lui servit le batelier le mit en joie. Comme tout était facile, soudain. Pour la première fois, il touchait du doigt l'existence sans heurt des privilégiés. Bien sûr il avait conscience qu'il ne s'agissait que d'une parenthèse, que l'enchantement ne tarderait pas à partir en fumée et qu'il retrouverait et ses hardes et sa place sous peu. Mais peu importait ! Il était bien décidé à profiter de la féérie le temps qu'elle durerait.
La barque le déposa près du Palais des Doges et ayant lancé une pièce au batelier, il s'éloigna de son nouveau pas de rentier, appliqué à ne pas glisser sur les pavés luisants.

Mais les chaussures neuves était une chose dont Orfeo n'avait pas l'habitude, loin s'en faut. Et plus la place s'étirait sous ses pas, plus il sentait le contrefort de cuir lui mordre le talon. Il avisa un banc providentiel qu'occupait un jeune homme dont le regard réveur suivait les passants.
Après un "permettez" rapide, il s'assit avec précaution et ramenant son pied contre lui entreprit de défaire la boucle de son soulier en grimaçant.

Domenico vit l’inconnu s’approcher et pendant un bref instant son regard resta accroché à celui de l’inconnu. Seulement ce n’était certainement pas un bourgeois que le secrétaire recherchait pour l’aider, ce qu’était le nouvel arrivant, au vu de sa tenue ! Le secrétaire pensait des bourgeois qu’ils n’étaient pas des personnes à fréquenter, souvent imbus d’elles-mêmes. Elles lui paraissaient cocasses à tourner autour des grandes familles de la noblesse sans jamais parvenir à atteindre leur rang. Le blond étant discret de nature, il ne souhaitait pas lancer une rumeur sur Elio, il ne désirait donc pas parler au jeune homme, à qui il n’accorda qu’un sourire quand il l’entendit parler.

Pas le moins du monde importuné par l’inconnu, le jeune Uccellini se remit à la quête d’un quelconque saltimbanque qui saurait l’aider en sachant tenir sa langue. Ce ne fut pas faute d’épier chaque homme et femme passant dans la rue, il ne trouvait pas le profil idéal. Au bout de quelques minutes, il soupira de lassitude : personne ne correspondait à sa recherche, et la fête qui allait être donnée risquait de faire disparaître ses dernières chances. Peut-être même qu’ils étaient déjà tous à la fête à vaquer à des occupations plus passionnantes que celles de cette place.

Le blond reporta son attention sur son voisin se souvenant de sa présence et du fait qu’il ne l’avait guère salué poliment. Un sourire malicieux se dessina malgré lui sur ses lèvres en voyant la boucle de la chaussure se défaire. Soit les souliers devaient être neufs, soit l’homme avait beaucoup marché, ou bien il n’était pas bourgeois depuis longtemps pour que les chaussures de ville lui causent une telle douleur et le fasse grimacer autant.

"Il est assez rare qu’on ait mal au pied avant le début des festivités, monsieur. "

Domenico songea qu’avec les ampoules que le garçon allait attraper avec ses souliers trop neufs, il ne profiterait certainement pas de la fin de sa balade, et du bal populaire s’il comptait s’y rendre. C’était pour cette raison qu’il fallait utiliser ses chaussures avant de sortir en les usant dans sa demeure. Ainsi on forgeait le cuir à ses pieds et on n’avait pas d’inconvénient à marcher longtemps.

Le mot festivité laissa un sourire triste sur le visage du secrétaire. Le cœur n’était pas à la fête. Les nouvelles qui venaient d’apprendre lui donnaient plutôt envie de retourner à la Ca’Odorasti et de supplier le prince de ne plus jamais sortir sans qu’une autre personne ne l’accompagne. Sauf que le secrétaire se doutait que ça n’arriverait plus : le baron allait le protéger.

"Puis-je vous être d’une quelconque aide ?"

La boucle avait fini par céder et Orfeo arrangea le pli de son bas mal tiré qui était la cause de l'inconfort. Du coin de l'oeil, il surprit le regard moqueur de l'inconnu.

"C'est que j'ai marché beaucoup et que je suis plus habitué à porter des bottes, il faut que je remédie à cela."

Il fallait se présenter, montrer patte blanche, parler avec grâce et continuer la comédie, qui décidemment l'amusait beaucoup. Prendre un nom qu'il avait entendu plus tôt ne lui posa pas le moindre problème, les noms n'étaient-ils pas faits pour que l'on s'en serve ?

"Emiliano Treviano, nouvellement arrivé à Venise. Ces réjouissances dont vous parlez n'ont pas l'air de beaucoup vous amuser, ne sont-elle pas de votre goût ? Peut-être que la compagnie vous déplait et que vous préférez la solitude ?"

Son visage afficha une expression songeuse et désappointée.

"J'aime la lumière et les rires."

Une hésitation et un sourire timide.

"J'ai d'ailleurs bien mal choisi mon logement, j'ai pris mes quartiers dans un lieu éloigné du centre des plaisirs. Et il me vient à l'idée que je serais bien en peine d'y retourner sans me perdre. Peut-être pourriez-vous m'aider en effet puisque vous le proposez avec tant d'amabilité et être mon guide, nous pourrions deviser en marchant. Il n'est pas tellement courant de rencontrer par hasard un homme de bonne figure. Mais sans doute, ma demande vous parait trop familière et je comprendrais que vous la refusiez."

Bien sûr tout ceci pouvait paraître rapide. Mais comment refuser son aide à un jeune garçon doté un regard si limpide ? Les vénitiens n'étaient-ils pas réputés pour leur sens de l'hospitalité ?

Emiliano Treviano. Domenico se répéta mentalement ce nom, tâchant de déterminer s’il l’avait déjà entendu. Cela ne lui disait rien mais c’était logique, puisqu’il était nouveau à cette ville et ne s’inquiéta donc pas. Ce jeune bourgeois était aimable, il amusait Domenico qui aurait certainement eut le cœur à rire s’il n’avait pas été alourdi par la pensée de son pauvre prince blessé. Cette dernière constatation commençait à l’énerver un peu : il était hors de question de s’attacher à quelqu’un. Il n’en avait pas le droit. Il devait juste travailler le mieux possible, sans trahir son rôle de parfait secrétaire. S’il faisait mal son travail, le Prince Elio le remplacerait sans remords, ce que Domenico ne devait pas l’oublier. À l’écoute des dires de son compagnon, le secrétaire pensa qu’Emiliano provenait d’une région plus froide de l’Italie, car celui-ci se disait être habitué plus aux bottes qu’aux souliers, ce qui était rare en ville.

Domenico sourit à l’aisance du jeune bourgeois à parler avec lui. Il hocha de la tête pour signifier son approbation.

"Enchanté. Domenico Uccellini …" Par habitude, Domenico ne se présentait que si quelqu’un l’avait fait avant lui. Il connaissait la convention, mais étant rarement celui à aborder autrui, il n’avait pas besoin de s’y contraindre. "La solitude …" Répéta Domenico sur le coup de la surprise, avant de sourire avec douceur. "Non. Je n’aime pas la solitude."

C’était au milieu des ces rires et cette lumière qu’il se sentait toujours profondément seul. Une expression songeuse se peignit sur ses traits : il était tellement indifférent à tout qu’il avait l’impression d’être une marionnette. Lorsqu’il croisait ses contemporains, jeunes et allègres, il devenait malheureux et quelque peu jaloux, de n’avoir qu’une envie : fuir cet endroit maudit pour ne plus qu’on lui rappelle son intense solitude. Il aurait aimé être comme les princes, les saltimbanques, et les beautés de la nuit : plein de joie de vivre et d’aisance… mais lui n’y avait pas droit.

Domenico se releva à la question du jeune homme, sans quitter son regard lumineux. Il était impoli de refuser. Ses yeux parcoururent la rue encore un moment avant qu’il ne pousse un soupir et qu’il ne retourne à son compagnon. Il ne trouverait aucun saltimbanque aujourd’hui. Tant pis. Il se consacrerait à ses devoirs, le lendemain, en ne faisant semblant de rien, le cœur lourd de ne pas avoir été appelé au chevet du Prince. L’ombre de son maître planait toujours au-dessus de sa tête par trop infortunée … Quand pourrait-il se rendre utile? Peut-être ce soir, à la fête ? Qui sait? Il ne devait pas détromper les espoirs que le baron avait placés en lui pour l’aider à protéger le prince ! Oui. Domenico voulait aider de son mieux.

"Je vous aurais volontiers servi de guide, malheureusement une affaire pressante m'appelle."

Sans plus de cérémonie, Domenico s'en fut.

[Dernier post du personnage]