Les Chevaux de Saint Marc

[premier post]

Le froid était vraiment beaucoup plus insidieux dans cette ville de canaux et de brumes qu'Orfeo ne l'avait imaginé. Il pénétrait par chaque ouverture de ses vêtements que le lainage de sa cape ne couvrait pas. Il jeta un regard d'envie au manteau lourd et paré de fourrures que portait un homme ventripotent qui passa tout à côté de lui. Avec un tel vêtement, il n'aurait plus senti les aiguilles glacées du vent transpercer sa peau.

Il soupira et mordit dans le petit paté à la viande encore chaud qu'il avait acheté quelques instants plus tôt à un vendeur ambulant avec les quelques pièces qui lui restaient. La chaleur épicée de la farce et le moelleux de la pâte le reconforta et il ferma un instant les yeux. Que n'aurait-il pas donné à cet instant pour un gobelet de vin chaud ou une écuelle de soupe. Il faudrait qu'il trouve au plus vite le moyen de subvenir à ses besoins. Bientôt la nuit tomberait et le froid se ferait encore plus aiguë. Il était hors de question de dormir à la belle étoile.

Il s'appuya contre une des colonnes et laissa son regard clair glisser sur les passants. Le temps ne se prêtait pas à un spectacle de rue, leur démarche pressée le disait clairement. Les sabres qu'il sentait à travers son lainage ne lui seraient pas utiles aujourd'hui.

[1er poste également]

Gianni déambulait sur la place.
D'humeur guillerette, l'alcool qu'il venait d'ingurgiter l'avait rendu plutôt avenant et plein d'entrain.
Vêtu d'un justaucorps carmin sous lequel on devinait une chemise de lin blanc surmonté d'un petit gilet de soie noire, il portait également une culotte blanche ainsi qu'une paire de bottines a boucles en cuir noir, son épée tronant fierement sur son flanc droit dans son fourreau en merisier sculpté.

L'homme marchait, quelques peu grisé par l'alcool, qui soulignons le, avait toujours été l'un de ses vices principaux.
Ne sachant s'il devait finir sa journée qui n'avait jusque ici rien eu de palpitant, en rentrant à l'auberge ou une chambre confortable l'attendait, ou s'il devait se trouver une occupation avant de prendre un diner copieux et de s'entourer de jolies filles, moyennant salaire s'il le fallait.

Il décida d'y réflechir plus serieusement en s'adossant contre un mur, bras croisés.
Il resta la, inerte durant quelques minutes en contemplant les passants, jusqu'a ce que son attention se porte sur un jeune homme.
L'oeil vif du Maître d'armes s'interessa immédiatement aux armes qui formaient un renflement suspect dans le dos du garçon.
D'une poussée du pied il se dégagea du mur et avança vers ce qui semblait être un genre de saltimbanque.
Une fois à quelques mètres de lui, il le héla :

-"Hep la ! approche mon garçon..."

Dit-il en accompagnant ses mots d'un geste engageant de la main droite.

Absorbé par le spectacle des passants, Orfeo n'avait pas remarqué l'homme qui s'était arrêté à quelques pas de lui. Ce n'est que quand il l'interpela qu'il prit conscience de sa présence. Par habitude, il peignit un sourire éclatant sur son visage glacé par le vent et souffla dans ses mains que les mitaines ne réchauffaient pas.

"C'est à moi que vous vous adressez, Monseigneur ?"

Il s'approcha lentement tout en détaillant la mise de l'homme. Il était vêtu avec recherche et il portait l'épée ce qui laissait accroire à un gentilhomme. Le sourire du garçon se fit plus doux, sans aucun doute un homme de ce genre là avait de quoi satisfaire bien des besoins. D'autant plus que son visage était loin d'être désagréable, une impression de force s'en dégageait que le garçon appréçiait toujours.

"Puis-je vous être d'une quelconque utilité ?"

Il inclina la tête, son sourire étincelait de blancheur et il en savait le prix dans un monde où beaucoup avaient les dents gâtées et une haleine à faire peur.

-" C'est a moi que vous vous adressez Monseigneur ?"

Gianni ponctua la phrase du jeune homme d'un signe affirmatif de la tête.
Il se gratta la barbe en détaillant le garçon.
Assurément il était jeune...guère plus d'une vingtaine d'années.
Il était vêtu proprement mais sans faste, et ses manières...cette façon de sourire et son entrain visible...tout ceci conforta le Maître d'armes dans son idée qu'il s'agissait d'un genre de préstataire de rue, quelqu'un ayant l'habitude du paraître.

Il en avait connu de semblables et avait même fait route quelques semaines avec une caravane Tzigane lorsque il parcourait le pays.
Ainsi savait il pertinement que derrière ce sourire et ces manières d'angelot se cachait un petit requin qui arrachait sa survie au quotidien.
Ainsi la méfiance était elle de mise, non pas qu'un jeunot comme lui effrayait l'homme d'une quelconque manière, mais il pouvait fort bien avoir la main leste et les doigts agiles.

Le Duelliste sourit à son tour au jeune homme

-"Te voila bien chargé mon garçon et à la mise de ton paquet je suppose qu'il s'agit de quelques lames bien effilées, consentirais tu à me laisser jeter un oeil ? je dois avouer que je suis amateur de belles pièces et peut être as tu là quelque chose suceptible d'eveiller mon interet..."

Gianni s'arrêta un instant avant de reprendre

-"Tu est bien pâlot garçon...ce n'est pas une couleur convenable a ton âge, tu as mangé ?"

Ne lui laissant pas le temps de répondre il continua

-"C'est ton jour de chance petit, j'ai quelques piecettes qui ne demandent qu'a changer de main. Montre moi tes épées et elles sont à toi."

Orfeo jaugea l'homme du regard. Il avait l'habitude qu'on demande à voir ses sabres de plus près lorsque sa prestation terminée les badauds s'attardaient et voulaient juger du tranchant des lames.

"Voir mes sabres ? Certes, mais je ne les vends pas, n'est-ce pas, il sera inutile de chercher à me convaincre du contraire."

Il passa les sangles qui retenaient son paquetage par dessus sa tête et s'accroupit devant l'homme. Là, il fit une pause puis haussa les épaules, quelques pièces ne seraient pas de refus dans la situation où il se trouvait.

"Ma foi, je mangerai suivant votre générosité, Monseigneur."

A nouveau un sourire fit pétiller ses yeux clairs. Il dénoua les liens qui ligotaient étroitement les sabres dans les tissus qui les protégeaient. Le soleil frappa l'acier des lames recourbées, révélant la pureté de leur fil. Les gardes ouvragées, sculptées, inscrustées d'ivoire et de nacre montraient qu'il s'agissaient là d'armes de parade de grand prix.

Gianni sourit.
Ce jeune garçon aux allures d'éphèbe était vif et bien sûr de lui et c'était une qualité qu'il apréciait chez l'être humain.
Il le regarda défaire le paquet sans mot dire avant de se baisser a son tour afin d'être plus à même de juger les armes du jeune saltimbanque.

D'une main experte, il tâta le fil de l'épée et en apprécia la qualité.
Gourmand, il laissa son oeil courir sur la collection du jeune homme et il s'extasia quelques secondes sur quelques pièces superbes qui lui arrachèrent quelques "oh !" de stupeur et d'envie.

Enfin il se redressa avant de sortir une bourse et d'en retirer de quoi s'offrir le gîte et le couvert pour une nuit ou deux, et c'est en souriant qu'il les tendit au garçon

-" Certains paient pour voir des grosses bonnes femmes s'époumoner sur une scène, d'autres pour des histoires d'amants séparés et qui finissent tous par mourir tragiquement, moi je préfère payer pour voir de belles épées, c'est bien moins démoralisant !"

Il rit de bon coeur, de sa grosse voix de basse avant de reprendre

-" Mais parle moi un peu de ces merveilles gamin...où les as tu donc dénichées ?"

Orfeo caressa les lames des deux sabres amoureusement, ses yeux luisaient d'une lueur vive dès qu'il les effleurait. Les pièces que lui offrit l'homme disparurent vite dans une poche de sa tunique. Toujours accroupi devant les armes, il posa la main sur son coeur et inclina à nouveau la tête, les paupieres plissées pour regarder le visage de l'homme à contre-jour.

"Vous devez vous y connaître pour me donner autant rien que pour les regarder, Monseigneur. Seuls les personnes versées dans l'Art des armes peuvent apprécier mes lames à leur juste valeur."

Il s'assit sur ses talons, et son regard recommença de détailler les vêtements du gentilhomme.

"Ce sont des sabres que mon Maître a rapportés de ses voyages en Orient. Ils sont conçus pour les danses rituelles qui honorent les dieux dans des temples couverts d'or et de pierreries. Avez-vous voyagé en Orient, Monseigneur ? Mon Maître était un érudit qui connaissait tout de ces contrées. Il racontait nombre d'histoires fabuleuses et mes sabres avaient leur place dans chacune d'elles."

Un grand sourire enfantin naquit sur le visage du garçon et un rire clair sonna dans l'air glacé.

Gianni sourit à nouveau, peut être était-ce simplement dû à l'alcool...mais ce garçon n'y était surement pas étranger non plus.

-" Pour tout dire, voila bien des années que je vis de l'Epée. Depuis mon plus jeune âge jusqu'à aujourd'hui je n'ai eu de cesse de me parfaire dans ce noble art que représente l'escrime et par la force des choses me suis pris d'une passion d'enfant pour toutes les belles lames."

Il marqua une courte pause et caressa les armes du regard

-" je n'en avais jamais vues de semblables avant, cela ne ressemble en rien a nos épées...l'Orient dis tu...une contrée bien attrayante maintenant que j'ai vu les merveilles qu'elle pouvait produire !"

Il rit a nouveau avant de poursuivre

-"Je n'ai pas eu la chance de visiter l'Orient, mais ma soif de connaissance m'a porté jusqu'en France, en Angleterre, en Espage ou encore au Portugal...de beaux pays, charmants sur bien des points, mais rien ne vaut selon moi l'Italie, et à plus forte raison cette vieille ville de Venise ! ses ruelles, ses jardins et ses canaux, et les femmes mon garçon ! les femmes ! elles ne sont semblables à aucune autre, leur beauté a un arrière gout de divin ! je ne sais pas ce que tu en penses jeune homme, mais moi je dis qu'un garçon comme toi aurait vite fait de se faire une place par ici"

Le Maître d'armes inspira et posa un regard inquisiteur sur le jeune saltimbanque et continua :

-" J'ai beau vieillir, j'aime à penser que mon oeil est toujours aussi juste, et il me dit que tu as le poignet solide et les muscles fins, le geste et l'esprit vif, l'oeil piquant et le mouvement souple...et cela malgré une légère raideur sur ton bras droit, j'en déduit que cette manche nous cache une surprise bien peu agréable mais qui atteste que le chaton a fait ses griffes, et si je ne me trompe, il sait s'en servir..."

Le colosse croisa les bras

-" tu pourrais trouver une bonne place d'homme de main, c'est toujours bien payé. A moins que ta vie d'errances te convienne, je te comprendrais, moi même j'aime parfois partir sur les routes de temps à autres, et puis les voyages forment la jeunesse dit on !"

"Oh les femmes..."

Le garçon entreprit d'emballer à nouveau ses sabres, prenant grand soin de ne pas les heurter. Bientôt les lames étincelantes disparurent sous la soie cramoisie. Il noua fermement les liens pour sangler le tout dans une toile plus forte.

"Les femmes sont un poison. On ne peut s'y fier, elles glissent comme les truites des torrents."

Il maintint le paquet entre ses cuisses et fixa son regard sur le visage volontaire qui lui faisait face.

"Il y a d'autres plaisirs que les femmes, Monseigneur, et je les préfère."

Un petit froncement de nez et il détourna la conversation.

"Ces danses dont je vous ai parlé, je les connais vous savez et je pourrais vous les montrer à vous qui avez l'air d'un homme de goût."

D'un mouvement souple, il se redressa et caressa du regard l'homme toujours accroupi.

"Et ça, aucune femme ne vous en régalera jamais !"

Son paquet dans les bras, il avait l'air tout à coup beaucoup plus sérieux.

"Homme de main... C'est sûrement une situation enviable, mais les recommandations me font défaut pour entrer dans les Grandes Maisons. Je ne suis pas naïf et je ne crois pas que mes talents ou mon habileté soient suffisants pour parvenir à une telle situation. Pour ce qui est des griffes, les loups m'auraient croqué souvent si j'en étais dépourvu."

Gianni sourit en écoutant le jeune homme

-"Les femmes ah ! un poison assurément, mais peut être bien le plus doux qui soit sur cette terre...j'accepterais de m'empoisonner milles et une fois avec celui la !"

Il marque une courte pause, un éclat brillant traversa son regard d'acier.

-"Elles sont comme tous les autres vices, elles donnent immensément sur l'instant mais tu en subit les effets durant des semaines ! mais le plaisir de l'instant n'a nul autre pareil, comme tout ce qui est éphémère"

Il gratifia le saltimbanque d'un nouveau sourire

-" Des danses dis tu...oui cela peut être distrayant en effet !"

Le Maître d'Armes passa sa main dans sa barbe l'air pensif.
Il n'était pas vraiment amateur de ce genre de spectacle, mais s'il s'agissait de danses exotiques mettant en scène les deux sabres orientaux du Saltimbanque, il était interessé

Tout d'abord un peu dépité que le gentilhomme loua les femmes à ce point, Orfeo fut rasséréné en voyant le sourire qu'il lui adressait. Il se félicita intérieurement d'avoir proposé le spectacle de ses danses, l'homme sans pour autant se laisser aller à un enthousiasme débordant paraissait intéressé. Il était conscient que les sabres éveillait plus son intérêt que sa propre personne, mais quoiqu'il en soit le gain serait bon à prendre, la lueur dans les yeux pales du gentilhomme ne trompait pas.

D'un mouvement vif, il replaça son paquetage dans son dos et croisa les sangles sur sa poitrine.

"Et bien, Monseigneur, quand vous voudrez nous revoir, mes sabres et moi, je gage que vous saurez nous trouver !"

Avec une petite révérence dansante et un sourire éclatant, il fit mine de tourner les talons et de s'éloigner. Le poisson ferré casserait-il la ligne ou se laisserait-il prendre dans le filet ? Le jeu, plus que tout autre chose, plaisait à Orfeo.

-" Malheureusement je gage du contraire mon garçon. Trouver un homme de voyage n'est jamais aisé..."

Le Gentilhomme sembla réfléchir quelques secondes avant que son visage ne s'éclaire

-" Tu pourrais me suivre et t'établir dans la Taverne ou je réside. Ce n'est pas l'opulence je te l'accorde, mais mes caisses s'amenuisent à vue d'oeil ses derniers temps !"

Il avait dit cela sur un ton badin, comme s'il était sûr que cela ne durerait qu'un temps

-" A la verité, je cherche un riche propriétaire qui aurait besoin de mes talents, comme professeur d'Escrime. Il y'a de beaux partis ici, à Venise, mais je suis plus interessé par les deux grandes Maisons..."

Il se caressa la barbe, pensif a nouveau

-" J'ai eu vent d'une reception qu'allait donner le Prince Adorasti, si je pouvais obtenir une invitation, ce serait l'occasion de l'approcher en personne...J'aurais bien besoin d'un suivant en cette occasion, si le poste t'interesse. Au fait, quel est ton nom ?"

Eloigné de quelques pas, Orfeo se retourna pour faire face au gentilhomme.
Appaté, ferré, hop là, passez l'épuisette !

"Vous m'offrez l'hospitalité, Monseigneur ?"

La mention des aspirations de l'homme lui fit écarquiller les yeux. Le service d'une grande Maison n'était pas à prendre à la légère et si lui-même par le biais du Maître d'Armes pouvait s'y faire admettre...
Un sourire revint sur les lèvres rosées et le garçon tourna sur lui-même en une petite pirouette joyeusement effrontée.

"Je serais honoré de vous suivre, Monseigneur. Je ne doute pas que vous soyez homme à obtenir ce que vous désirez. Orfeo Ciriaco, désormais pour vous servir. Se faire inviter à une réception, même des plus prestigieuses, ne doit pas être une chose terriblement compliquée pour un homme de votre figure. Au pire... On peut souvent profiter d'un mouvement de foule pour entrer sans se faire remarquer et une fois dans la place, vos manières vous mettrons à l'abri de la honte d'être jeté à la rue... Mais, puis-je à mon tour demander à qui je dois le gîte et le couvert ?"

Le Gentilhomme esquissa un sourire satisfait

-" Fort bien Orfeo. Je suis Gianni Di Arruciano, Maître d'Armes."

Il fit quelques pas en diréction de la taverne de l'ours en engageant Orfeo à le suivre d'un geste de la main.

-" Nous y trouvons tout deux notre interet mon garçon, j'ai besoin de quelqu'un pour me servir, et toi d'un Parrain pour être introduit, je gage que nous parviendrons tout deux à nos fins grâce à cette association !"

Il sourit tout en marchant.
Il était grand temps qu'il trouve un élève fortuné, car sa bourse s'amenuisait à vue d'oeil et à ce rythme la, il ne tiendrait plus bien longtemps.
A plus forte raison accompagné d'un suivant.

-" On dirait que les Gentilhommes ne se soucient plus vraiment de savoir manier une épée ! crois moi, il y'a de cela quelques années on venait me trouver et ce n'était pas à moi de chercher un employeur...mais entre nous, je n'ai encore trouvé aucun élève qui soit doué dans le maniement d'une lame, c'est malheureux !"

Orfeo ne répondit pas, se contentant de sourire en lui emboitant le pas. Quelque chose lui déplaisait dans l'idée de se mettre au service du gentilhomme. Il avait l'habitude de vivre à son rythme, de se déplacer au gré des vents, une vie de chat de gouttière qui lui convenait. Que signifiait exactement "être attaché à un homme"? Serait-il encore libre de danser sur les places et d'allumer le regard des badauds ?

Il se mordilla nerveusement les lèvres et déjà son regard cherchait une échappatoire dans le dédale des ruelles. Puis la vision d'une table garnie et d'une paillasse à l'abri du froid vint danser devant ses yeux.

Après tout cet engagement n'était que pour le temps qu'il déciderait. Rien ni personne n'avait jamais réussi à l'entraver. Il n'avait eu qu'un seul Maître auquel il se sentait appartenir encore et cela n'aurait pas de fin avant longtemps.

Il se dit qu'un service rendu lui attirerait sans doute la confiance du Maître d'Armes et il vint se placer devant lui pour lui faire face tout en marchant à reculons.

"Voulez vous que j'aille trainer un peu autour du Palais Adorasti ? Je pourrais y faire une rencontre utile à votre projet, j'ai bonne figure, on se méfie rarement de moi..."

L'homme planta son regard bleu-acier dans celui d'Orfeo.
Cet air faussement candide, ses manières d'enfant...tout cela représentait un atout non négligeable, il était de ceux dont on ne se méfie pas, ceux qui plaisent a tous.

-"Avant tout Orfeo, laisse moi t'expliquer en quoi consiste ta charge, je ne suis pas un Maître comme les autres."

Ses talons battaient le sol pavé de la ruelle dans un bruit typique, ponctua sa démarche nonchalante

-" Je ne suis pas de ceux qui demandent qu'on se plie à leurs quatre volontés, je n'ai nul besoin d'un esclave. Ce que j'entends par "me servir", c'est une association, un échange, qui contente les deux partis."

Il inspira et marqua une courte pause avant de reprendre

-" Bien entendu, en public, comporte toi comme le veut ta charge, mais avant toute chose, laisse trainer tes yeux et tes oreilles, ce que j'attends de toi c'est que tu sois invisible, et comme tu viens de me le dire, tu es de ceux dont on ne se mefie pas."

Il sourit au jeune saltimbanque d'un air entendu

-" Evidemment ni toi ni moi ne sommes des naïfs. Je ne t'accorde pas ma confiance comme tu réserves la tienne, et c'est la base d'un travail voué à notre satisfaction mutuelle, car nous prendrons tous deux ce qui nous interesse chez l'autre, avoue le, tu dois bien te douter que je n'engagerais pas le premier saltimbanque venu."

Il tapota l'épaule d'Orfeo en souriant, cette fois ci un sourire carnassier

-" Ne va pas t'imaginer que je sois un être vil et malfaisant, loin de la. Je souhaite simplement me tailler la part du lion... J'arrive a un âge où je pense qu'il est temps que j'accomplisse et cesse de vivre uniquement de l'épée. La route n'est plus faite pour moi."

Comme nostalgique, il caressa la garde de sa rapière de la main droite

-" Pour ce qui est de ton idée, elle me semble judicieuse et digne d'interêt, ainsi je te charge de me procurer une invitation pour la soirée du Prince, je te présenterai comme mon suivant et nous nous y rendrons tout deux... mais nous pourrions aller nous remettre d'aplomb autour d'un copieux repas avant cela, qu'en penses tu ?"

Orfeo s'arrêta un instant pour scruter les yeux de glacier de son regard devenu calme et sérieux. Les paroles du Maître d'Armes étaient claires, il avait de l'ambition et mettrait tout en oeuvre pour arriver à ses fins. Cela se confirmait par l'expression volontaire sans ambiguité du visage aux traits réguliers. Leur méfiance mutuelle de bon aloi éviterait à chacun de risquer un coup bas. Tout cela convenait plutôt assez bien à Orfeo qui n'entendait pas donner plus que nécessaire.

Il reprit sa marche aux cotés du gentilhomme puis à l'évocation du repas, eut un rire clair.

"Une écuelle de soupe ne serait pas de trop pour me remettre du coeur au ventre, Monseigneur. Mais..."

Il hésita un instant, vexer son nouveau bienfaiteur n'était peut-être pas une bonne idée mais l'homme lui avait fait part de la santé défaillante de ses finances, aussi il posa une main légère sur son avant-bras.

"Prenons un collation légère, ne dilapidons pas bêtement votre argent alors que selon toute vraisemblance un repas sera servi ce soir. Les Grandes Maisons savent recevoir et faire honneur à leurs hôtes en leur offrant le meilleur. Il y aura à n'en pas douter grands crus et victuailles fines dont nous pourrons nous régaler sans délier les cordons de votre bourse. Réservez votre bon argent, si le Prince que vous souhaitez rencontrer n'était pas d'humeur, vous en aurez grand besoin."

Un grand sourire étincelant de malice éclairait le visage du petit saltimbanque.

Gianni ouvrit de grands yeux stupéfaits avant d'éclater d'un rire franc et sincère, ne manquant pas d'attirer le regard des passants, tantôt amusés, tantôt outrés

-" Je confesse être un grand enfant ! je n'ai jamais su vivre selon mes moyens malheureusement !"

Il passa sa main gantée sur ses yeux humides.

-" J'aime le luxe, l'opulence...mais par dessus tout le choix, et l'argent mon garçon, l'argent c'est le choix !"

Il sourit de toutes ses dents au jeune homme.

-" Ne crains pas pour cette bourse, quand bien même elle serait vide, tu nous procurerais de quoi vivre avec tes danses, et je te servirais fidèlement en contrepartie !"

cette idée eu l'air de franchement amuser le gentilhomme qui parti à nouveau d'un fou rire incontrolable.
Reprenant son calme quelques secondes plus tard, il poursuivit, légèrement plus calme

-"L'argent est fait pour être dépensé ! Mais nous allons faire selon ton idée, ce banquet m'étais sorti de l'esprit, et je tiens à avoir bon appetit afin de faire honneur à notre hôte ce soir. Si nous allions maintenant consulter la carte du Caffé Florian, hmm ?"

[Caffé Florian]

Orfeo eut une petite moue dubitative à l'idée de devoir nourrir un tel colosse avec ses propres deniers. Il ne répondit rien mais se promit de disparaître avant que cela ne se présente. Le luxe, l'opulence étaient des mots à faire briller les yeux mais ils ne faisaient pas partie de sa vie. Il s'en était souvent approché suffisamment prés pour en apprécier le succulent bouquet et même en goûter la délicate saveur, mais jamais ces moments précieux n'avaient durés bien longtemps avant qu'on le renvoie aux pavés luisants des nuits froides.

A l'évocation du Caffé Florian, le sourire revint sur ses lèvres. Il était passé devant l'établissement sis sur la place Saint Marc un peu plus tôt dans la journée et la porte tenue entrouverte par un laquais lui avait laissé appercevoir la richesse des toilettes et du décor. Un regard sur la mise du gentilhomme. Il y serait à sa place, sans doute. Mais lui-même ?

"Le Caffé Florian... Oh, je ne sais si on m'y laissera entrer, Monseigneur."

Mais déjà devant lui, la porte apparaissait sous les arcades.

[Caffé Florian]